Notre écosystème ne crée que des start-ups “bulles de savon”

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn (Valoro) · 11/02/2020

Il ne s’agit pas de se montrer tendre avec la réalité actuelle. Il est urgent de dresser le constat que, derrière l’utopie de toutes les promesses de l’écosystème de soutien public aux jeunes pousses, une autre réalité se fait amèrement sentir. 

D’abord, le taux de création d’entreprises (part des nouvelles entreprises dans le total des entreprises actives) dans notre pays est toujours dans le peloton de queue de l’Union européenne: il avoisine les 3,5% (9,5% en France, 10,5% aux Pays-Bas ; 7,8% étant la moyenne européenne (chiffres Eurostat).

La majorité de nos start-ups ne vivent pas plus d’un an ou deux et extrêmement rares sont celles qui dépassent les cinq années d’existence. Voir, en note de fin d’article, l’origine de ce chiffre concernant l’espérance de vie moyenne des start-ups.

Épinglons les cinq plaies de notre écosystème.

1 – Trop d’argent public, mal canalisé

En Belgique, le subventionnement public dans l’écosystème start-up est trop abondant et inadéquatement réparti: plus de deux tiers des ressources publiques servent à la création d’entreprise “par nécessité” (créées par des personnes sans activité professionnelle: au chômage ou à la recherche d’un emploi, étudiant, retraité, personnes au foyer), tandis que moins d’un tiers va à la création d’entreprises “par opportunité” (celles portées par des personnes en activité professionnelle et qui souhaitent saisir une opportunité d’affaire qu’ils pensent avoir déniché).

Les chiffres cités sont, dixit l’auteur, des “estimations du Cabinet Valoro, corroborées par diverses interviews d’acteurs des réseaux d’accompagnement à la création et au financement d’entreprises. A savoir: 11 opérateurs belges (dont 4 en Flandre) interrogés entre septembre 2016 et juin 2017, ainsi que 5 opérateurs publics français situés tous dans la région Nord-Pas de Calais et dans l’agglomération lilloise, interrogés entre avril 2018 et février 2019. Il s’est agi à chaque fois d’une vérification par sondage, sans la rigueur scientifique que pourrait par exemple présenter une thèse de doctorat.”
Mais Carl-Alxandre Robyn défend ces “estimations” et lance une perche “aux différents organismes publics de statistiques pour qu’ils lancent de leur côté des recherches en ce sens”…

Or, la création d’entreprises “par nécessité” engendre en moyenne 1,6 emploi et le taux de pérennité, à 5 ans, de celles-ci est approximativement trois fois moindre que celui des entreprises créées “par opportunité”, qui, elles, engendrent chacune en moyenne 4,2 emplois. Voir encadré ci-contre pour une brève contextualisation de ces chiffres.

Dans la fraction de la manne publique ayant servi aux entreprises créées par opportunité, plus de deux tiers des ressources ont été accaparées par les start-ups numériques ou digitales. Or, celles-ci ne concernent que 5% du total des créations d’entreprises, tous secteurs confondus.

 

2 – Les investisseurs privés inoculent du “capital impatient”

Trop d’“easy money”, mal distribué, répulse la plupart des capitaux-risqueurs plus qu’il ne les attire.

Les sommes folles d’argent public distribuées n’ont pas l’effet vertueux de déclencher la volonté d’investir des capitaux-risqueurs. En effet, il n’y a rien d’amusant à siéger au conseil d’administration de la start-up avec des représentants d’institutions publiques aux réflexes souvent trop bureaucratiques. Pour gérer le risque, le capital-risqueur a besoin d’agilité et de rapidité (prises de décisions ultra-rapides). Partager des décisions stratégiques avec des interlocuteurs qui n’ont pas les mêmes réflexes (ultra-rapides) que ceux des apporteurs de capitaux gêne le bon déroulement de leur investissement.

Et puis, des actionnaires publics pourraient vouloir empêcher la vente de la start-up (justement pour contrebalancer le court-termisme des contributeurs financiers privés) les privant ainsi d’une opportunité de réaliser relativement vite une plus-value.

En outre, l’architecture capitalistique et financière de la start-up se construit plus difficilement lorsque l’on dépend des aléas (montants, délais, modalités) des divers outils d’intervention publique. Les méandres du financement public ne sont pas du goût de tous les investisseurs parce qu’ils rendent plus compliquée l’élaboration d’une stratégie de financement de l’entreprise émergente. 

 

“Les sommes folles d’argent public distribuées n’ont pas l’effet vertueux de déclencher la volonté d’investir des capitaux-risqueurs.”

 

Cela étant dit, et d’un point de vue statistique, il y aura toujours des investisseurs prêts à s’associer, pour une raison ou pour une autre, aux opérateurs publics actifs dans le soutien aux start-ups, mais ce sont des opportunistes par nature et ils ont souvent un agenda caché. Par exemple, rendre la jeune pousse (très) rémunératrice le plus vite possible, quitte à la revendre à des acheteurs industriels ou financiers.

Les opinions exprimées dans cet article par l’auteur, Carl-Alexandre Robyn, ne manqueront pas de provoquer des réactions. Les financements émanant d’acteurs publics ou “encadrés” par eux refroidissent-ils réellement les venture capitalists et investisseurs privés? Ou ces derniers profitent-ils indûment des “largesses” des pouvoirs publics? Quelle “paix des braves” et quel terrain de connivence positive peut-on trouver entre les deux camps?
Ou encore: qu’en est-il réellement sur le terrain? Les investisseurs publics se laissent-ils, d’une manière ou d’un autre, influencer par la recherche de plus-value à tout prix des investisseurs privés ou sont-ils plutôt là pour ancrer une start-up sur notre sol pour en faire fructifier les premières avancées au profit de l’économie et du dynamisme local? Impatience des privés et “aléas” des outils publics sont-ils compatibles? Réconciliables?
Le débat est ouvert. N’hésitez pas à faire connaître vos réactions, soit en commentaire en bas de cet article, soit via notre Forum sur LinkedIn.

Les marchés financiers favorisent la mobilité, donc l’instabilité potentielle des capitaux et l’entrée d’investisseurs activistes. Le court-termisme qui en résulte peut exercer un effet délétère sur les innovations. Le capital-risque est rarement du capital patient. C’est pour cela que nous ne verrons jamais de licorne en Belgique: beaucoup d’entrepreneurs, contaminés par leurs investisseurs privés, rêvent de vendre leur start-up dès que se présente une opportunité de réaliser une belle plus-value. Ils peuvent réinvestir l’argent remporté dans une nouvelle aventure: c’est la culture des “serial entrepreneurs” qui vient s’unir à celle des “serial investors”. 

 

3 – Les structures d’accompagnement engendrent le court-termisme

Le modèle économique des incubateurs, des accélérateurs et même des startup studios (systèmes de co-création de jeunes pousses) tend à créer le plus vite possible le plus d’entreprises émergentes rémunératrices avec ou sans l’aide de co-investisseurs publics. 

Ce modèle ne promeut pas de futures licornes mais d’éphémères dragons, des start-ups destinées à être revendues rapidement pour étoffer le cash-flow, le working capital des accompagnateurs institutionnels.

Généralement, dans leur genre de modèle économique: plus on grandit, plus il devient urgent de pouvoir revendre une pépite, pour: premièrement, financer le payroll de la structure d’accompagnement (rémunérer leur “pool de ressources à haute valeur ajoutée”), et deuxièmement, financer les co-investissements (ceux-ci sont nécessaires pour atteindre l’auto-financement). Par exemple, pour un start-up studio ayant l’ambition de co-créer cinq jeunes pousses par an, les besoins en cash sont élevés: 3-4 millions d’euros/an.

 

4 – L’écosystème est culturellement et historiquement peu à l’aise avec la notion de brevet

La défense du capital intellectuel est peu étendue dans nos contrées, et son corollaire en est la faiblesse du capital social de nos start-ups, surtout dans le secteur numérique ou digital, ce qui les empêche de grandir et de durer. Voir l’autre article que l’auteur a consacré à ce sujet.

 

5 – La valeur ajoutée des structures d’accompagnement laisse beaucoup à désirer

La plupart des structures d’accompagnement n’ont aucune matrice véritablement originale de sélection des projets à soutenir, ni aucune matrice de sélection originale des ressources qu’elles mutualiseront et mettront à disposition de leurs accompagnés. 

Elles n’ont donc que peu ou pas d’élément de réelle distinction: elles se caractérisent toutes par un créneau et une ambition relativement différents, mais très rarement par une astuce, un talent particulier, une originalité propriétaire pour exécuter mieux que les autres leur conception du soutien. 

Elles ne démontrent en outre aucune originalité, ni pour recruter, former (il n’existe pas de référentiel de compétences du métier d’accompagnateur de start-ups), récompenser leurs propres collaborateurs, ni pour se financer.

 

“En résumé, l’écosystème de soutien aux jeunes pousses, insuffisamment structuré (gouverné), immature et incohérent, sert plus à lancer des start-ups qu’à créer des entreprises.”

 

Une partie de leurs collaborateurs, tout à leur enthousiasme et possédés par la fièvre de la « start-up ovation”, n’est pas à même de faire la différence entre une innovation de rupture et une innovation incrémentale et ne conçoivent pas que l’on finance différemment innovations disruptives et innovations d’usage.

Un accompagnement médiocre n’est pas suffisamment équipé intellectuellement pour transcender le lancement de start-ups en création de véritables entreprises qui dureront et se développeront.

En résumé, aujourd’hui l’écosystème de soutien aux jeunes pousses, insuffisamment structuré (gouverné), immature et incohérent, sert plus à lancer des start-ups qu’à créer des entreprises. Il est donc peu performant et pas fait pour engendrer des licornes. Mais plutôt pour produire des gaspillages de ressources de toutes sortes. Souvent sans retour sur investissement tandis que l’emploi industriel est créé en dehors de nos frontières. 

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“Un an ou deux d’espérance de vie pour la majorité des start-ups”. L’auteur évoque là “une moyenne, tous secteurs d’activité confondus”. Ajoutant qu’il est certes possible de dénicher dans la masse disparate des informations provenant de sources diverses (dont celles citées ci-dessous) des éléments pour constituer une statistique pour les principaux secteurs d’activité, et donc spécifiquement pour le secteur IT/numérique, mais sans trop de rigueur scientifique”.

Voici, en guise de références, quelques-unes de ces sources:
– article de Christel Tessier-D’argent, « Les paradoxes de l’entrepreneuriat de nécessité: strapontin ou tremplin? », paru dans le magazine Entreprendre & Innover (n°30), 2018, pages 24 à 38
– rapport IV du Bureau International de Travail à Genève: « Les petites et moyennes entreprises et la création d’emplois décents et productifs », Conférence internationale du Travail, 104e session, 2016
– OCDE/Union européenne (2016), « La création d’entreprises inclusives: recueil de bonne pratiques », Ed. OCDE, Paris

– Enquête du LABEX Entreprendre (Université de Montpellier) de 2014 et rapport d’activité de l’Assemblée des Chambres Françaises de Commerce et d’Industrie (ACFCI) de 2016.  [  Retour au texte ]

Carl-Alexandre Robyn

Associé-fondateur du Cabinet Valoro
Évaluateur de start-ups