Le mal de nos start-ups (3) – Culture financière et excès de préjugés

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn (Valoro) · 19/01/2018

Dans la première partie de son réquisitoire pour une approche différente de ce qui fait la force et les faiblesses de notre “écosystème” start-up, Carl-Alexandre Robyn (relire ici) pointait les manques de moyens (tantôt réels, tantôt imaginaires) et certaines lacunes dans l’encadrement. Dans cette seconde partie, il aborde ce qu’il considère être une raison beaucoup plus profonde: la relation amour-haine avec la finance – au sens le plus large du terme.

Voici une autre explication, plus originale et probablement plus constructive, de pourquoi nous avons en Belgique si peu de centaures et aucune licorne. Elle m’est apparue en interviewant des “scale-uppeurs” (à peu près un quart d’entre eux opérant dans les ICT) qui ont… refusé de grandir davantage en éconduisant des offres d’investissement spontanées de venture capitalists. Ces dirigeants-fondateurs n’ont pas rejeté les propositions par principe, mais plutôt par pragmatisme et à cause de leurs préjugés concernant l’ouverture du capital de leur entreprise.

La majorité (61%) des fondateurs interrogés disent qu’ils ont préféré décliner des offres de capitaux supplémentaires, non par manque d’ambition ou par défaut de volonté de croître, mais par peur de se voir dépossédés de leur œuvre. En effet, souvent leurs premières levées de fonds se sont révélées plus laborieuses et plus coûteuses en capital qu’ils ne l’avaient imaginé au départ.

Et maintenant, au moment où il est question de négocier des levées de fonds de Séries B, C, D ou plus (voir note de bas de page), ils se rendent compte qu’ils ont déjà été sacrément dilués.

En somme, leur raisonnement est simple et logique (mais cette logique a été biaisée par un manque originel de connaissances): ils se disent confusément que puisque lever de 0,5 à 3 millions d’euros (Série A) leur a déjà coûté un pont, lever maintenant 15 ou 35 millions (Série B ou C) ne leur laissera plus que des miettes de propriété et qu’ils ont toutes les chances d’être débarqués de la direction et/ou du conseil d’administration de leur entreprise.

Manque généralisé de culture financière et, par conséquent, excès de préjugés

C’est extrêmement frustrant pour une majorité de fondateurs de voir leur entreprise émergente devenir internationalement reconnue mais dirigée et possédée par d’autres. Ce sont les “autres” (nouveaux actionnaires et nouveaux dirigeants) qui, par leurs ressources matérielles et intellectuelles, auront permis la transformation internationale de la jeune pousse. C’est eux qui récolteront les lauriers de la gloire. Les fondateurs historiques seront vite et injustement oubliés.

C’est une réalité statistique: plusieurs études académiques montrent qu’un haut pourcentage de fondateurs-dirigeants sont remplacés dans leur rôle de CEO, le plus souvent contre leur gré. Les Bill Gates, Richard Branson, Anita Roddick, Michael Dell, Marc Zuckerberg – riches et puissants CEO des entreprises qu’ils ont créées sont de très rares exceptions. La règle générale étant plutôt que les fondateurs-CEO soient évincés avant tout évènement de sortie. Ainsi, seuls 7% (une moyenne) des start-ups ayant atteint leurs objectifs de développement et donc ayant concrétisé leur potentiel ont conservé au moins un des fondateurs-pionniers à un poste opérationnel élevé.

Comment les fondateurs en sont-ils arrivés à cette situation si inconfortable au point de préférer renoncer à s’agrandir davantage ?

C’est dans presque tous les cas dû à une erreur originelle de répartition du capital initial, occasionnée par manque de connaissances non seulement de la mécanique d’ouverture aux capitaux extérieurs mais aussi des options possibles de financements, des outils disponibles pour éviter et/ou postposer la dilution, et des modalités de relution.

Quand le tour de table de Série A est bouclé, il est souvent déjà trop tard. La dilution initiale ayant, par effet boule de neige, pris trop d’ampleur.

Pour se rendre compte que le ver est dans le fruit depuis le début, il suffit d’observer les tables de capitalisation (la répartition du capital entre actionnaires) des start-ups devenues scale-ups (après avoir levé des fonds de Série A): par exemple, une participation initiale de 48% pour les trois fondateurs a été réduite à 24%.

Il s’agit d’un transfert significatif de propriété. Et les fondateurs font instinctivement, par facilité arithmétique, une règle de trois: “si, en ayant levé 3 millions d’euros, il ne me reste plus que 24% du capital, que se passera-t-il si maintenant je lève dix fois plus d’argent ?”, “Je suis trop jeune pour être aussi vite dépossédé !”.

Quand le tour de table de Série A est bouclé, il est souvent déjà trop tard. La dilution initiale ayant, par effet boule de neige, pris trop d’ampleur.

Les tables de capitalisation au moment d’organiser des levées de fonds (de Séries B, C, D…) pour des montants autrement plus importants révèlent que les calculs et les décisions concernant la répartition des actions entre fondateurs et entre fondateurs et investisseurs pionniers ont généralement été bâclés, tout comme l’a été l’estimation de la valeur de la start-up au moment des tout premiers tours de table de levées de capitaux.

La mal avisée et trop répandue “iso-répartition” (50-50%, 33-33-33%, 25-25-25-25%…) entre fondateurs est l’exemple le plus flagrant, puis viennent les distributions simplistes, très communes, qui se caractérisent par des chiffres ronds (60-40%, 70-20-10%, 55-35-10%, etc.).

Un boulevard pour les investisseurs

Dans la mesure où, dans ces matières spécifiques, les accompagnateurs de start-ups ne sont pas d’un grand secours, la détermination de la valeur pré-money est souvent laissée à l’appréciation unilatérale des investisseurs. Ils ont ainsi souvent le dernier mot: la main qui donne étant toujours au-dessus de la main qui reçoit.

Malheureusement, la culture financière d’une grande partie des business angels belges n’est pas aussi sophistiquée que ne le présument le grand public et, plus particulièrement, les porteurs de projet. Prenez un réseau de business angels, étudiez l’historique des projets sélectionnés dans lesquels les membres du réseau ont investi et vous verrez  probablement que, dans 90% des projets soutenus, seulement deux ou trois méthodes habituelles d’évaluation des start-ups ont été utilisées, et pas toujours convenablement. Il  existe pourtant une dizaine de techniques différentes d’évaluation d’entreprises émergentes.

Et les conseillers des leveurs de fonds ne sont pas non plus toujours propices à établir une véritable stratégie capitalistique. En effet, ils sont biaisés puisque ces intermédiaires se rémunèrent à la commission sur le volume de fonds levés: ils ont ainsi tendance à vous faire lever trop d’argent, trop tôt. Parce que leur politique est “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”. Parce que, en leur proposant de lever des fonds en plusieurs fois, ils ne sont pas sûrs que leurs clientes reviennent vers eux.

Fréquemment, les maladresses des business angels (les premiers investisseurs extérieurs) sabordent, à leur insu, les levées de fonds suivantes de la start-up. Les anges des affaires, eux-mêmes, ne sont pas exempts de préjugés sur la façon d’investir.

Généralement, les calculs originels ont été expédiés sans soins, de part et d’autre, simplement par méconnaissance de méthodes idoines de valorisation et de répartition, par ignorance de solutions de substitution à leur disposition: outils de financement non dilutifs (contrats de royalties en fonction des ventes…) qui n’endettent pas la start-up et qui peuvent s’avérer financièrement très intéressants pour les investisseurs, et/ou outils de financement à dilution ultérieure optionnelle (safe notes…) ou conditionnelle (convertible notes…).

Des appellations ésotériques

Et puis, il y a tout ce langage ésotérique rebutant: term sheets, ratchet, liquidation préférentielle, capitalization tables, pro rata, carry, drag along, tag along, earn out, valuation metrics, etc. Complexité savamment entretenue (voire renforcée) par les rentiers des onéreux services financiers (notaires, avocats, banquiers, assureurs, réviseurs…). Bref, les fondateurs ont vite le sentiment d’être dépassés.

La carence des connaissances (juridico-financières) et le manque de pratique (insuffisance de conseils extérieurs spécifiques) font que peu de porteurs de projets de start-ups sont en mesure d’échapper aux opinions préconçues (“ouvrir davantage mon capital est une dépossession certaine pour une richesse incertaine”) et d’établir une stratégie capitalistique pertinente, une structuration agile des capitaux propres et externes afin de financer le rayonnement à grande échelle de l’entreprise émergente sur base d’une architecture financière optimale, c’est-à-dire celle permettant de préserver au maximum les intérêts patrimoniaux des fondateurs.

La dilution n’est pas toujours le préjugé principal. C’est souvent plutôt la perte de contrôle et la disruption dans la structure des votes qui démotivent les fondateurs à trop grandir. À leurs yeux, la licorne n’est plus forcément l’œuvre des fondateurs. Le ressentiment est le suivant: “Une start-up, c’est votre entreprise”, “Une scale-up, c’est toujours votre œuvre”, “Un centaure, ça l’est déjà beaucoup moins”, “Une licorne, ce n’est plus votre entreprise !” A ce stade-ci, vous êtes probablement (très) riche mais, statistiquement, vous êtes dépossédé de votre œuvre (à quelques rares exceptions près).

Conclusion: l’absence de licornes n’est pas une fatalité !

Si nous n’avons pas de licornes et peu de centaures, c’est surtout par manque de compétences financières spécifiques ! C’est là le talon d’Achille des start-uppeurs et de leurs accompagnateurs. Ce n’est pas parce que notre écosystème est lymphatique, ce n’est pas non plus par manque d’ambition (conservatisme), ni par défaut de capitaux à risque. C’est par insuffisance de connaissances pointues et excès de préjugés. Le problème est plus simple et par conséquent la solution à ce problème l’est aussi !

Il y a donc trois chantiers pour faire décoller nos start-ups :

1) Renforcer la culture financière des Belges (dès le début du secondaire, à l’instar de ce que font les Luxembourgeois, les Hollandais et les Suédois)

2) Rénover le métier d’accompagnateur de start-ups

3) Renforcer la gouvernance des opérateurs des réseaux d’appui à la création d’entreprises.

Carl-Alexandre Robyn

Start-up Financial Architect / Associé-fondateur

Cabinet Valoro

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(1) Après l’Angels’ Round (qui apporte habituellement les capitaux d’ensemencement et de démarrage), le premier tour de levée de fonds qui apporte un montant relativement important engendre des actions (généralement préférentielles) appelées Série A. Ensuite, au fur et à mesure que la start-up grandit et requiert des capitaux additionnels en quantités nettement plus importantes, les levées de fonds suivantes engendreront des actions préférentielles appelées Série B, Série C, etc. Cela permet aux nouveaux investisseurs de savoir où ils se placent dans la hiérarchie des prétentions aux futurs bénéfices de la société. [ Retour au texte ]