La face cachée de nos smartphones: 7 grammes qui pèsent lourd dans la poche

Hors-cadre
Par Delphine Jenart · 10/03/2022

Un morceau de sucre? Une boîte d’allumettes? Une paire de boucles d’oreilles? Chacun de ces objets de la vie quotidienne pèse 7 grammes. Tout comme la somme des minerais rares composant l’objet avec lequel vous pouvez interagir jusqu’à 2.616 fois par jour: votre smartphone.

Au-delà d’une mesure, Seven Grams est le nom de la nouvelle création documentaire en réalité augmentée du photo-reporter belge Karim Ben Khelifa (voir son portrait en fin d’article). Présentée en janvier dernier au prestigieux Sundance Film Festival, Seven Grams nous emmène pour une odyssée interpellante au cœur de nos téléphones portables.

Avec Seven Grams (cinq ans après The Enemy) et grâce à la réalité augmentée, Karim Ben Khelifa montre l’invisible, ce qui se cache derrière la coque de notre smartphone qui se voit découpé et décortiqué pour matérialiser non seulement le type de minerais, la fonction de chacun d’entre eux, mais aussi la chaîne de leur approvisionnement qui rend possible le concentré de technologie logé au fond de notre poche.

On y apprend, au départ d’une modélisation d’iPhone 12 pro, que celui-ci comprend 25 mg d’or (la valeur d’un euro) – l’or, cet excellent conducteur qui va permettre les milliers de micro-connexions nécessaires au niveau de la carte mère, “système nerveux” du téléphone. Ou que la cassitérite, dont est extrait l’oxyde d’indium-étain, va permettre la transparence et la conductivité de nos écrans LED.

La réalité augmentée pour tout savoir de la composition de nos smartphones, au travers de nos smartphones, c’est plutôt bien joué.

Et c’est le studio Novelab (Paris), créateur de jeux vidéos, d’expériences XR et d’installations interactives, qui est à la manœuvre. Quant à la production de Seven Grams, elle est signée Lucid Realities (Paris), studio emmené par la productrice Chloé Jarry avec qui Karim Ben Khelifa avait déjà produit “The Enemy” en 2017. 

Du top motion pour souligner la détresse sociale

Mais au-delà de la chimie, c’est la réalité humaine et l’injustice que portent nos smartphones qu’aborde Seven Grams. 

En mettant en lumière les conditions souvent dramatiques dans lesquelles sont extraits ces composants, ici, en particulier, en République démocratique du Congo. Théâtre de conflits meurtriers depuis des décennies, le Congo ne profite pas des richesses extraites en masse de ses terres. Dixit la distribution de Seven Grams: “la valeur totale des ressources minières dans le sol de la RDC est estimée à 24.000 milliards de dollars alors que sur le classement selon l’Indice de développement humain, la RDC figure à la 175ème place sur 189”. 

A travers un film d’animation de 6 minutes tourné en stop-motion qui constitue la seconde partie de l’expérience, Seven Grams renoue avec la linéarité pour traduire cette détresse sociale à travers l’histoire de Chance, racontée par l’artiste américaine TT Hernandez.

Enfant soldat et mineur enlevé à l’âge de 12 ans pour rejoindre un groupe de guérilla actif dans l’Est du Congo, Chance reçoit l’ordre (quand il ne se bat pas) de garder certaines mines sous le contrôle du groupe rebelle et se voit obligé de creuser pour trouver de l’or et de la cassitérite dans des conditions sanitaires et de sécurité alarmantes.

Un destin noir, particulièrement mis en emphase par la technique du fusain: un seul et même dessin se transforme au gré des ajouts et des effacements, l’artiste prenant en photo chaque étape du dessin pour créer ensuite une animation.

Nouveaux médias et journalisme 2.0

Retracer le parcours d’un minerai est chose complexe, il y a beaucoup d’intermédiaires et de zones grises, de trafic illégal et ce, malgré des initiatives de traçage mises en place pour lutter contre “les minerais de conflit”, une exigence appelée par des organismes internationaux comme l’ONU et l’OCDE.

Karim Ben Khelifa s’est appuyé sur l’expertise et la connaissance du terrain en RDC du journaliste verviétois Quentin Noirfalisse (Médor). Tous deux se sont rencontrés en 2017 au Mundaneum à Mons durant la promo de The Enemy.

A la croisée du journalisme d’investigation et du journalisme de solution, Seven Grams s’appuie sur des données de terrain: le documentaire a donné lieu à une enquête de fact checking soutenue par le Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Auteur de cette enquête publiée dans la presse magazine belge en janvier (voir les références en fin d’article), Quentin Noirfalisse est aussi producteur et réalisateur de documentaires (Dancing dog productions) dont “Le Ministre des poubelles” tourné à Kinshasa, qu’on a pu voir sur nos écrans en 2017 en Belgique, au même moment que la sortie de The Enemy.

Si ce dernier questionnait l’altérité, le message principal de Karim Ben Khelifa avec Seven grams est de remettre le consommateur dans une position active: “On a bien fait le café équitable, le coton équitable, faisons l’électronique équitable”, enjoint Karim Ben Khelifa qui, en choisissant la réalité augmentée, s’adresse clairement à une génération native des technologies qui ne consomme pas le média et le journalisme comme on le faisait avant les années 2010.

Une étude de Reuters pointe à plus de 87% le pourcentage des jeunes de la génération Z qui utilisent leur smartphone pour s’informer. Autre facteur différenciant cette génération: “Ils et elles tiennent à entendre une solution quand on leur présente un problème, pour générer leur sens de l’engagement. Cette génération fait face à de plus grands problèmes que la nôtre”, commente Karim Ben Khelifa, un terreau fertile pour le développement du journalisme de solution mais aussi pour les nouvelles narrations rendues possibles par les nouveaux médias.

Des expériences comme Seven Grams témoignent de la créativité et de l’effet de levier que peuvent avoir les technologies immersives (VR, AR, XR) sur des sujets essentiels. Mais chez Lucid Realities, on reconnaît volontiers la complexité d’exister sur les plates-formes en tant que création originale et indépendante.

Pour être présentée au 28ème Prix Bayeux des correspondants de guerre (Calvados-Normandie) en octobre 2021, l’application Seven Grams était accompagnée d’un dispositif de médiation culturelle sous la forme d’une exposition: photographies de Karim Ben Khelifa complétées d’artefacts dont des extraits de minerais prêtés par l’Africa Museum de Tervueren.

“A titre d’exemple, pour qu’un jeu vidéo existe sur un store, il faut investir 100.000 euros de marketing. Nous ne les avons pas. Notre force, c’est la médiatisation et les leviers de nos co-producteurs (France TV, Arte, le CNC-Centre National du Cinéma et de l’image animée…)”, confie Alexandre Roux, responsable de la distribution du catalogue de Lucid Realities.

La présentation dans des lieux culturels, dans des festivals reste le véritable levier pour ce type de créations, raison pour laquelle les lieux de distribution comme les musées par exemple sont de plus en plus conviés en aval parmi les co-producteurs pour participer au montage de la production.

En savoir plus sur Seven Grams, consulter le site qui lui est consacré.
Et pour en faire l’expérience, retrouvez ce docu-appli sur iOS et sur Android.
Pour en savoir plus sur l’extraction des minerais rares en RDC, deux articles parus en début d’année dans Le Vif L’Express, tous deux signés par Quentin Noirfalisse et Julien Cigolo Muzusangabo :
– “Minerais du Kivu: Les failles de la traçabilité
– ‘
Minerais du Kivu: L’or maudit de Luhihi’.
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L’image comme point de départ

Né en 1972 à Bruxelles d’un père tunisien et d’une mère belge, aujourd’hui habitant Berlin, Karim Ben Khelifa apprend la photographie en autodidacte, marqué dans sa jeunesse par des références comme le format “No Comment” d’Euronews ou le recueil célébrant les 50 ans de l’Agence Magnum.
Avant de voyager et de véritablement se lancer dans le photoreportage, il vivra de petits boulots. C’est son expérience du terrain et des conflits en tant que photo-reporter de guerre qui le mènera à l’université: d’abord en tant qu’invité à l’université de Harvard (2012) puis au Massachusetts Institute of Technology à Boston (2013), pour y développer une résidence au Media Lab qui aboutira au succès mondial “The Enemy”.
La guerre, on peut dire que Karim Ben Khelifa l’a touchée de près. Correspondant pour des titres comme Le Monde, The New York Times Magazine, Newsweek, le photo-reporter couvre les conflits armés et les guerres en Palestine, Irak, Afghanistan, Somalie, Sud Soudan, Cachemire, Liban, Iran, Corée du Nord, Libye ou encore en Egypte… et s’interroge au fil du temps sur l’impact que peut encore avoir une photographie quand elle est noyée dans un incessant flux d’images quotidien.
Voilà pourquoi, dès 2013, il se met en mode recherche, à l’occasion d’une résidence au Media Lab du MIT où il va challenger la technologie immersive pour susciter l’empathie chez le spectateur. Cette résidence au MIT aboutit en 2017 à The Enemy, une installation multi-utilisateurs en VR/AR, sélectionnée depuis lors parmi les 80 travaux journalistiques ayant le plus marqué la profession de journalisme par l’Université de Harvard. [ Retour au texte ]