Open source et pouvoirs publics: je t’aime moi non plus

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Par Jean-Luc Manise, Brigitte Doucet · 12/09/2013

Juillet 2009. L’équipe du pacte respire: dans la Déclaration de Politique Régionale wallonne figurent des lignes qui récompensent bien des efforts. Il s’agit de “promouvoir l’utilisation des standards ouverts et les logiciels libres.” [voir le texte intégral de cette Déclaration se rapportant à l’open source]

Les logiciels libres sont en effet considérés comme “des outils indispensables pour assurer l’accessibilité de tous aux technologies de l’information tout en garantissant la liberté de chaque utilisateur.” Ils ont en outre “une influence sur la position compétitive de nos entreprises, particulièrement des petites et moyennes entreprises, et sur l’innovation technologique”.

Voilà, c’est fait, l’option open source est inscrite dans les textes. Oui, sauf qu’en novembre de la même année, le SPW Wallonie tranche en faveur de la standardisation vers Internet Explorer 6 (Microsoft) afin de garantir une “compatibilité optimale avec les standards choisis”, explique à l’époque Thierry Bertrand, directeur du département informatique de l’administration (DTIC). Bref- et à tous les niveaux de pouvoir-, on a affaire à du pragmatisme et du réalisme à la belge: le libre oui, mais pas forcément et pas à tout prix.

Pas vraiment de volonté manifeste

“On ne constate pas, au niveau du fédéral, une volonté manifeste en faveur du libre”, estime Robert Viseur, assistant à l’UMons et “guideur” technologique au CETIC. “Ce sont plutôt des initiatives au cas par cas, avec un intérêt surtout marqué pour les standards ouverts et l’interopérabilité qu’ils permettent. Il n’y a pas à ma connaissance de grands plans de migration vers l’open source.

Les initiatives existantes peuvent parfois être symptomatiques de ce qui peut se passer en matière d’open source dans le secteur public. L’échec du déploiement d’OpenOffice.org au SPF Justice tiendrait ainsi à la fois de la volonté d’un prestataire historique de protéger son pré carré, et du manque de rigueur dans l’organisation de la migration et dans l’analyse des flux et processus en oeuvre chez les utilisateurs. Ce n’est pas parce qu’un traitement de texte ressemble à un autre que les utilisateurs ne seront pas perturbés par un changement d’environnement.”
Pas vraiment mieux du côté wallon. “Même si l’on évolue dans le contexte de la Déclaration de Politique Régionale qui évoque explicitement la promotion du libre-, on reste réaliste”, poursuit Robert Viseur. “Côté administration wallonne, il n’y a pas à ma connaissance de politique très claire pour le moment. Le SPW Wallonie n’est pas reconnu pour privilégier de façon systématique l’open source.” (1).

Au-delà des intentions listées dans la dernière Déclaration de politique régionale, qu’en est-il sur le terrain?

Tout juste voit-on poindre l’open source de-ci de-là. Mais le fait est qu’il n’y a pas (encore) de réel mouvement de fond. “C’est encore du flou artistique à la belge”, déplore Jacques Gripekoven chez EyePea. “On voudrait bien mais personne ne bouge…’” Or, souligne-t-il, “l’open source, la mutualisation des ressources, a du sens pour l’économie locale. Cela favoriserait les flux financiers vers des acteurs locaux. On pourrait voir surgir de nouvelles initiatives de mutualisation, par exemple dans le domaine des plates-formes de communication…”

Quelques petits signes de frémissement, toutefois. On voit aujourd’hui l’open source davantage mentionné dans les cahiers de charge. Et on a usé de cet argument (ou de ce critère) dans l’un des derniers appels à projets, en l’occurrence, l’appel GreenTIC qui faisait intervenir le concept du “cliquet positif”. A savoir: une pondération plus favorable accordée aux projets qui, à autres paramètres égaux, s’appuieraient sur l’open source.

Aux yeux du Cabinet de Jean-Marc Nollet, dont relevait cet appel à projets, l’open source est en effet l’un des paramètres constitutifs de la philosophie de développement durable. Le raisonnement? “La durabilité, en matière d’ICT, passe par le logiciel. Or, le libre est synonyme de participation, d’évolutivité, d’intelligence collective, de partage des savoirs, de lutte contre les monopoles. A cet égard, l’open source peut donc être considéré comme participant au développement durable.” Dixit Claire Hugon, attaché à la cellule Recherche scientifique.

Résultat: les projets qui, outre leur orientation “développement économique durable”, s’appuyaient sur de l’open source ont eu droit à une cote supérieure lors de l’évaluation.

A noter que, dans d’autres pays, des initiatives publiques volontaristes n’ont pas toujours porté leurs fruits. Lire par exemple notre article “Des directives pas toujours suivies…”

Le paquet sur la mutualisation

Par contre, de gros efforts sont faits, en Wallonie, en matière de mutualisation. Si on remonte à 2006, on se souvient qu’EasiWal a initié toute une réflexion en faveur de la mutualisation des développements informatiques et des achats groupés en Région wallonne. A cette époque, l’idée de créer des forges était assez à la mode. D’où le lancement d’un service d’hébergement de projets. Ce sera la Forge Wallonne, avec des outillages en ligne, des répertoires de code et des forums qui ont pour but de favoriser le développement collaboratif et de mettre les résultats logiciels à disposition d’autres administrations intéressées. Les développements issus de CommunesPlone participent de cet état d’esprit. »

Un peu d’histoire…

En parallèle, le gouvernement de l’époque avait pris l’initiative d’un guichet unique à destination du citoyen.

CommunesPlone versus Agoracités

Ce projet, baptisé Agoracités, a été confié au GIEI (encore en place à l’époque) avec comme objectif de mutualiser les développements autour d’une plate-forme régionale, et d’en faire profiter toutes les entités locales.

Il s’agissait d’un modèle de site hébergé chez NRB qui pouvait être proposé à l’ensemble des communes via NSI. Agoracités n’était pas à proprement parler open source mais plutôt un modèle hybride. Certains informaticiens sensibles à l’open source n’ont pas souhaité rester engoncés dans ce modèle de gros projets menés par les prestataires historiques. Ils ont préféré lui substituer un modèle contributif. Les deux fers de lance de ce mouvement collaboratif open source sont la commune de Sambreville et celle de Seneffe. “En l’occurrence, Joël Lambillotte et Olivier Snickers. C’est parti de façon un peu spontanée, sans aucun soutien institutionnel, plutôt de façon frontale face aux lignes directrices de la tutelle.”

Tout doucement, CommunesPlone fera son petit bonhomme de chemin. Sur deux volets: le portail Web, avec le guichet citoyen, et les outils métier, le plus connu étant PloneMeeting, la solution de gestion des conseils communaux qui sera repris par EasiWal pour la gestion des travaux du Parlement wallon. Progressivement, d’autres briques ont été rajoutées, notamment un outil de gestion de l’urbanisme, de nouveau sur le monde contributif.

500.000 euros pour Qualicité

En parallèle de la montée en puissance de CommunesPlone, le Cabinet de Philippe Courard, alors en charge des Pouvoirs locaux, va soutenir, à concurrence de 500.000 euros, le projet Qualicité, un projet d’échange numérique entre quatre communes (au départ): Ans, Arlon, Namur et Mons.

Robert Viseur: ”L’approche est complètement différente de celle de CommunesPlone. Il s’agit de définir des bonnes pratiques, puis de mettre en place des outils permettant de transposer celles-ci dans les communes. Cela s’est traduit de deux façons. Tout d’abord, Qualicité jouera le rôle de centrale d’achat et obtiendra un accord de distribution des outils Stesud pour la Région wallonne. D’autre part, l’équipe de Qualicité s’attellera à du développement de logiciels métier dans une philosophie d’externalisation maximale. L’outil était conçu de manière à minimiser le besoin en informaticiens. Tout ce qui était relatif à l’automatisation des processus communaux était faisable de manière graphique.

Donc, finalement, deux approches très différentes. D’un côté, une approche menée par des informaticiens, très collaborative, avec des ateliers qui embarquent les utilisateurs dans l’appropriation d’outils. De l’autre, une approche beaucoup plus top down où l’on définit des bonnes pratiques que l’on injecte dans les communes. »

Une intercommunale, deux équipes

Agoracités, Qualicité, CommunesPlone: cela commence sérieusement à faire désordre.

Robert Viseur (CETIC): “Il sera intéressant de voir comme la dynamique communautaire pourra être conservée dans le cadre d’une structure intercommunale et d’un modèle SaaS.”

En 2010, Paul Furlan, nouveau ministre chargé des Pouvoirs locaux, décidera de jeter l’éponge au profit de CommunesPlone, largement soutenu par l’Union des Villes et Communes de Wallonie.

En pratique, les sites fonctionnant sous Agoracités (technologie Jahia) seront portés sur CommunesPlone (technologie Plone). Et les deux équipes seront fusionnées tant, expliquera Paul Furlan, pour éviter les situations de “concurrence” entre les différents groupements de communes que pour “consolider, rationaliser et renforcer le dispositif de mutualisation informatique mis en place sous la précédente législature”.

IMIO, le bras armé open source des pouvoirs publics locaux, était né (voir l’article que nous lui avons déjà consacré).

Robert Viseur: « Il sera intéressant de voir comme la dynamique communautaire pourra être conservée dans le cadre de l’option “Software as a Service” (SaaS) retenue et dans celui d’une structure intercommunale relativement lourde qui fonctionnera par objectifs et par priorités. »

IMIO: recours exclusif à l’open source… en développements

“Avec IMIO”, explique Joël Lambillotte, directeur du département logiciels libres de l’Intercommunale, “on se trouve devant une structure officielle, qui a pignon sur rue et dont les statuts prévoient le recours exclusif à l’open source en matière de développement logiciel.

C’est une belle avancée dans la mesure où ces logiciels sont diffusés à large échelle dans les pouvoirs publics locaux. 130 communes utilisent notre outil de site Web et 50 logiciels de gestion des processus de collèges et conseils sont en exploitation. Il y a d’autres bénéfices.

Grâce à la normalisation des standards ouverts, nous permettons à différents organismes publics d’ouvrir leurs interfaces d’échange et de simplifier leurs flux d’information. Quelque part, on fait de la simplification administrative sans devoir modifier le décret en mettant en place des mécanismes informatiques par l’intermédiaire de standards ouverts et de services web. »

Perdre son âme?

« Au départ, j’étais peu enthousiaste face à cette ”récupération” politique. On avait peur de perdre notre âme, de voir se diluer le sens du projet par l’imposition d’une structure intercommunale. Mais les bourgmestres -IMIO compte 170 membres- ont bien perçu l’enjeu. Tout d’abord, nous avons gardé le savoir-faire technique. On parle beaucoup de cloud aujourd’hui. Nous l’avons créé en 2007 et nous le mettons maintenant à disposition des communes pour un hébergement effectué avec toute la transparence que le libre permet. Cette transparence et ce modernisme sont en décalage avec les images de lourdeur et d’opacité véhiculées par les intercommunales en Wallonie.”

Joël Lambillotte (IMIO): “Quelque part, on fait de la simplification administrative en mettant en place des mécanismes informatiques par l’intermédiaire de standards ouverts et de services web. »

“L’idée est de mettre en place des outils hébergés dans le cloud qui collent aux besoins des pouvoirs publics locaux, et ce, avec une dimension régionale. Prenons l’exemple de Fix My Street, “récupéré” à Bruxelles par le CIRB qui le propose aux 19 communes bruxellois. En Région wallonne, il n’existe pas encore de projet commun de ce type. Mais notre structure régionale et notre approche cloud nous mettent en capacité d’en proposer un à destination de l’ensemble du territoire…”

Dernière avantage d’une structure de type intercommunale: la pérennité. Joël Lambillotte: “Sous cette forme juridique, on est au moins parti pour minimum 50 ans”. En matière informatique, autant dire une éternité. Quant à prédire des volontés politiques…

 

(1) Tout au plus la direction du DTIC fait-elle confiance à l’open source pour les “couches basses” de l’infrastructure. Voici ce que nous déclarait Thierry Bertrand, directeur du DTIC, en 2012: “L’architecture technique, elle, sera largement basée sur des solutions open source, pour des questions de prix, et parce que l’open source, dans le registre technique, est assez fiable. On peut s’appuyer sur une communauté et de bons outils et cela nous libère d’une dépendance trop forte vis-à-vis de certains éditeurs.” On retrouve donc de l’open source pour la gestion de la messagerie et le monitoring de l’infrastructure.

La porte n’est pas définitivement fermée pour autant (difficile d’ailleurs face aux signaux lancés par le ministre de tutelle…). Pour Thierry Bertrand, les choix doivent être dictés par des critères de TCO (total cost of ownership), d’efficacité de support et de ressources disponibles. Sans renfort des équipes, pas de compétences nouvelles disponibles en interne… “Plus le secteur de l’open source se structurera et est en mesure de fournir un bon support, plus on y fera appel”, déclarait-il lors d’une interview antérieure. Les atouts intéressants de l’open source sont en effet, à ses yeux, économie en termes de coûts de propriété intellectuelle, moindre dépendance vis-à-vis des fournisseurs et le dynamisme potentiel d’une communauté garante de l’évolutivité des outils. Retour au texte.