Les mégadonnées devraient-elles montrer leur côté humain?

Tribune
Par David Martin · 02/10/2014

Pour certains, le sujet du film Her de Spike Jonze est ridicule. L’idée qu’un homme puisse s’éprendre d’une machine ne peut être que de la science-fiction. Pour d’autres, le film décrit une vision cauchemardesque de la relation poussée à l’extrême entre l’homme et la technologie.

Quelle que soit votre propre interprétation, il est certain que la complexité croissante de la relation entre les humains et les données est un thème incontournable. Mes travaux en sociologie et en science informatique me montrent qu’un grand nombre des données générées aujourd’hui concernent les hommes. Mais dans quelle mesure l’analyse des mégadonnées nous aide-t-elle et nous fournit-elle des informations sur l’espèce humaine, et comment réussir le meilleur croisement entre le monde des mégadonnées et celui des hommes?

Le Saint Graal de l’analyse des données

Aujourd’hui, les données servent à améliorer des opérations, à faciliter la prise de décision et à inventer des services qui anticipent l’évolution de l’époque et les besoins des consommateurs.

On pourrait affirmer que le Saint Graal de l’analyse des données est la compréhension et la modélisation du comportement humain pour prédire avec précision la manière dont celui-ci évoluera sous l’effet d’un changement des variables et circonstances – pour permettre in fine de le prévoir.

Cet objectif est-il réaliste?

Tandis que nous nous dévoilons de plus en plus au travers de nos interactions en ligne, le volume croissant de données personnelles recueillies est utilisé par des systèmes pour améliorer leurs capacités d’analyse. Cependant, nous ne pourrons influer davantage sur les décisions humaines que lorsque toutes les données pertinentes seront intégrées et analysées jusqu’au niveau de détail adéquat. Même alors, il restera difficile de savoir quand ou comment intervenir pour favoriser l’obtention d’un résultat particulier.

La recherche sur les mégadonnées continue néanmoins à tenter de représenter et d’influencer le comportement humain à l’aide des données. Pourquoi? C’est la nature même de la recherche – nous voulons découvrir ce qui est possible.

“L’analyse des mégadonnées peut être un outil formidable pour nous, mais en tant qu’outil, il est destiné à nous servir. C’est aux humains qu’il appartient de décider quand il est approprié et éthique de l’utiliser.”

Chez Xerox, les travaux dans ce domaine nous ont amenés à étudier plusieurs sujets, notamment:

·       Le crowdsourcing (pratique consistant à s’appuyer sur de larges réseaux d’internautes pour obtenir des services, du contenu ou des idées). Actuellement, il est pratiquement impossible de comprendre jusqu’à un degré utile le fonctionnement des marchés du crowdsourcing appliqué au monde du travail (tels qu’Amazon Mechanical Turk). Et il en va de même des besoins et du comportement des travailleurs qui y opèrent. Toutefois, en analysant les données qu’ils génèrent, nous sommes à même de mieux comprendre leur travail et de les aider à sélectionner et choisir de manière éclairée les tâches qu’ils décident de réaliser.

·       Le Smart Parking (parking intelligent). En adaptant le tarif de stationnement en fonction de l’analyse des données de trafic enregistrées en temps réel, nous sommes capables d’encourager les automobilistes à se garer de façon à réduire les engorgements. La réussite du Smart Parking réside dans la mise à disposition de l’information. Les conducteurs peuvent consulter en ligne ou via leur smartphone les tarifs de stationnement en rue, et choisir en toute connaissance de cause leur lieu de stationnement en fonction du coût.

·       Le Sustainable commuting (déplacement domicile-travail intelligent). Grâce à la collecte des données fournies par les péages routiers, podomètres et distributeurs automatiques de billets, nous pouvons étudier comment les gens effectuent leurs trajets et suggérer des alternatives de transport.

Utilisée à bon escient, l’analyse des données nous aidera dans notre prise de décision et réduira certains de nos désagréments quotidiens. A cet effet, il nous faudra confier davantage de décisions mineures et néanmoins humaines à la technologie afin que celle-ci soit les contrôle, soit nous conseille et nous aide à choisir.

Toutefois, si les mégadonnées peuvent contribuer à influencer les choix, elles ne peuvent expliquer complètement pourquoi nous les faisons.

Difficulté d’analyse

Pensez à la masse de données que les médias sociaux rassemblent sur nos vies chaque jour, que ce soit au travers de posts, de commentaires ou de partages. De même, le fait de cliquer sur un « J’aime » sur Facebook répond en réalité à une variété de motivations. Certains clics sont faits par automatisme, d’autres sont le reflet d’une appréciation plus profonde d’un post, d’autres encore découlent moins du contenu que de la relation qui nous unit à la personne qui l’a écrit.

L’analyse automatisée des réseaux sociaux débouche sur des résultats qui ne reflètent pas la réalité avec précision.

Dans le même ordre d’idée, il devrait être évident que tous les messages ne sont pas identiques; un post vous communiquant des informations précieuses ou les sentiments d’une personne qui compte pour vous a bien plus de résonance que le choix de lunch d’un ancien collègue.

L’analyse automatisée des réseaux sociaux, tout en étant intéressante et même assez pointue, débouche sur des résultats qui ne reflètent pas la réalité avec précision. Elle ne peut en effet saisir la richesse de l’entrelacs d’expériences humaines qui sous-tendent cette réalité en ligne et hors ligne. Il en ressort que les résultats de cette analyse peuvent ne pas en être pertinents dans de nombreux cas.

Difficulté à lire, réfléchir, comprendre

Cela ne veut pas dire que ces technologies ne vont pas se développer et s’améliorer. Mais l’analyse des données ne permettra jamais tout à fait de lire, réfléchir et comprendre avec le même degré de sensibilité que les hommes.

Le service à la clientèle est un exemple qui démontre cette incapacité. Ceci dit, les entreprises rêveraient de voir les clients se débrouiller davantage seuls. Et force est de constater que cette évolution rêvée gagne du terrain au vu du recours croissant aux services bancaires et du commerce électroniques et aux dépannages en ligne.

Nous devons cependant être très attentifs au fonctionnement des interactions électroniques dont certaines s’opèrent via des interfaces de “compétences non techniques”, agréables à utiliser et employant le bon type de phrases.

Ceci posé, disposer d’une interface qui s’emploie efficacement à répondre à vos demandes est une ambition très raisonnable, mais je pense que de mon vivant, je n’assisterai pas à la création d’une interface capable de décoder de manière convaincante les émotions et de converser avec vous comme un humain.

Garder la touche humaine

A mesure que progressera l’étude des mégadonnées, les ordinateurs deviendront les maîtres de tâches qui impliquent du calcul ou qui peuvent être réduites à une série de calculs et d’opérations.

Mais en tant que sociologue, je crois qu’en dépit de tous les progrès incroyables de l’analyse des données, les meilleurs interprètes du comportement humain sont, et resteront toujours, les hommes car l’interaction et la compréhension sociales ne peuvent souvent être réduites à des données ou informations calculables.

Ne vous êtes-vous jamais battu contre une technologie? Nous réagissons par la colère et la frustration lorsque nous tombons sur des équipements qui ne nous comprennent pas. Dans Her en particulier, cette quête de compréhension est étudiée jusque dans les moindres détails, mais sans apporter de solution.

“En tant que sociologue, je crois qu’en dépit de tous les progrès incroyables de l’analyse des données, les meilleurs interprètes du comportement humain sont, et resteront toujours, les hommes.”

Bien sûr, nous nous énervons aussi sur nos congénères. Mais la différence entre les technologies et les hommes réside dans le potentiel de compréhension. Si nous nous en donnons la peine, en tant qu’humains, nous pouvons souvent trouver une manière d’arriver à une compréhension mutuelle.

L’analyse des mégadonnées débouche chaque jour sur des découvertes uniques et celles-ci devraient servir à des fins utiles pour tous. Mais n’oublions pas que les humains et les ordinateurs possèdent des capacités et habilités différentes et sachons apprécier la manière dont elles se complètent réciproquement. Nos capacités humaines d’empathie, d’appréciation esthétique et de réflexion font partie de nos principales forces, mais sont notoirement difficiles à traduire en calcul.

L’analyse des mégadonnées peut être un outil formidable pour nous, mais en tant qu’outil, il est destiné à nous servir. C’est aux humains qu’il appartient de décider quand il est approprié et éthique de l’utiliser.

A propos de l’auteur

David Martin est chercheur en ethnographie au sein du groupe Work Practice Technology du Xerox Research Centre Europe (XRCE) situé à Grenoble, en France.

Son travail consiste à appliquer des techniques ethnographiques à l’étude du travail et de l’utilisation de la technologie. Ces recherches servent à comprendre les répercussions de la technologie dans le cadre de la vie réelle pour contribuer à la conception de nouvelles applications.