Carence de profils IT? De quoi parle-t-on? Que faire? (3)

Hors-cadre
Par · 17/05/2019

Tous les observateurs le disent – et on le constate chaque jour: le numérique influence et continuera d’impacter fondamentalement toutes les disciplines. L’adaptation constante des compétences, capacités, aptitudes et “comportements” des personnes actives (tout comme c’est le cas pour le citoyen lambda) est une nécessité.

L’étude Be The Change d’Agoria documente et prédit ce phénomène en chiffres – besoins de formation, impact sur l’emploi en cas d’inaction ou de mesures insuffisantes…

Le Forem, lui aussi, s’est livré, dès 2016, à une analyse par secteurs en Wallonie “sous le prisme de la transition numérique”. 

Cela a commencé par une analyse bibliographique sur les effets de l’émergence de l’économie numérique, analyse qui a ensuite été soumise à l’appréciation d’un panel d’experts “actifs dans le secteur (opérateurs de formation, entreprises, centres de compétences, pôles de compétitivité…)”. Objectif: les “questionner sur l’adéquation de ces tendances au niveau wallon, et sur les besoins en compétences et en prestations qui en découlent.”

Les résultats des analyses et réflexions ont été transcrits dans des rapports de synthèse disponibles en-ligne.
Ils tendent à “mettre en lumière les impacts que les évolutions liées à la transformation numérique de l’économie wallonne ont sur le contenu des métiers, les compétences attendues aujourd’hui et dans plusieurs années.”

Parmi les secteurs concernés (23 au total), citons notamment l’ICT, l’aéronautique, les transports, la construction, l’éducation, l’e-commerce la santé, les call centers, l’horeca, la chimie, la sécurité privée…
Matière à lecture…

Compétences IT vs compétences numériques

Il y a désormais comme un télescopage ou une juxtaposition de deux types de compétences en pénurie ou en forte demande. D’une part, les compétences “purement” IT (développement, intégration, cybersécurité…). Des compétences dont le niveau d’exigence va croissant. Pensez par exemple à l’analytique big data, aux arcanes de l’Internet des Objets, à l’intelligence artificielle (algos, machine learning…), le “security by design”, le “privacy by design”

D’autre part, il y a les compétences “d’ambiance”. Le savoir-faire numérique qui s’insinue partout. Qui ne concerne pas uniquement les professionnels de l’IT mais aussi le citoyen, l’employé lambda.

L’adaptation des métiers – de quasi tous les métiers, toutes les fonctions en entreprise, dans l’industrie, dans le culturel, l’associatif… – aux couleurs et saveurs du numérique est un immense enjeu. Le défi de l’apprentissage constant, de la reconversion fonctionnelle, de l’“upskilling” s’installera sur le long terme. En Belgique comme ailleurs.

Inquiétude sur les fondamentaux

La pénurie de profils IT/numériques s’accompagne d’un autre constat: l’accentuation d’une pénurie en compétences “fondamentales”.

“Il est de plus en plus difficile de trouver des candidats-apprenants ayant les pré-requis nécessaires pour une formation de développeur”, déclare par exemple Richard Roucour, directeur adjoint de Technocité. “C’est un métier qui exige de posséder une certaine capacité de logique, des connaissances en maths… Au début de la formation, nous sommes obligés de revenir sur ces pré-requis qui sont insuffisamment maîtrisés. C’est notamment une conséquence immédiate du fait que ce métier de développeur n’a même pas été abordé pendant les études secondaires. Les jeunes n’ont pas les bases suffisantes…”

Le constat de carence porte aussi sur les compétences “transversales” et celles qu’imposent notre société et nos environnements professionnels “2.0”.

On parle ici de la capacité à travailler en équipe, d’être autonome dans le cadre de ses tâches, de la faculté à (ré-)apprendre en continu, à s’adapter au changement… Ces aptitudes semblent être en recul parmi la “réserve de recrutement”. Yvan Huque, directeur de Technofutur TIC, en témoigne: “Le niveau moyen des jeunes est un peu à la baisse alors que le niveau d’exigence des entreprises demeure élevé. 40% environ de nos apprenants ont tout juste un CESS. Une dizaine de pour-cents n’en disposent même pas. Et le niveau moyen est en baisse, en ce compris en termes de capacités cognitives… que ce soit parmi les personnes disposant déjà de compétences en IT/numérique ou parmi celles qui n’en ont pas encore acquis.”

Chez Technobel, plus de 60% des apprenants n’ont pas décroché de diplôme au-delà du CESS.

Chez Technocité aussi, le poids de l’apprentissage “soft” est considéré comme un volet majeur: “Nous travaillons énormément sur les aspects humains comme le relationnel, le savoir-être…”, explique Richard Roucour, directeur adjoint. “Nous devons gérer des situations socio-économiques difficiles de par la précarité de certains stagiaires. Leur vécu est très varié en termes d’âge, de diplôme, d’expérience professionnelle…”

Richard Roucour (Technocité): “Les soft skills, élément devenu essentiel pour un recruteur, sont fortement à travailler pour de nombreux demandeurs d’emploi car mal préparés à l’environnement professionnel. Nous avons de plus en plus de difficultés à recruter des stagiaires avec un profil minimum pour pouvoir suivre nos formations,  même si plusieurs d’entre elles ne demandent pas de prérequis très importants.”

 

Chez Technifutur, à Liège, le phénomène ne touche pas tant le profil des candidats-apprenants s’orientant vers des formations IT – “où un parcours antérieur en humanités supérieures est un pré-requis, même dans des filières communications, sciences humaines…” – mais concerne plutôt ceux qui se destinent à des métiers et fonctions dans l’industrie – “où l’on rencontre davantage d’apprenants ayant décroché des études, n’ayant pas dépassé le niveau du primaire…”.

Mais, dans tous les cas, il faut (de plus en plus) en passer par une étape de remise à niveau, de pré-formation à une culture technologique et d’acquisition de soft skills”, constate Thierry Castagne, directeur de Technifutur.

Pour Pascal Balancier (AdN), l’une des solutions, pour les organes de formation, est d’adopter de nouvelles méthodes pédagogiques, des outils et démarches 2.0 – du genre hackathon, co-création… Histoire de doper l’intérêt, de mieux s’adapter aux préférences d’apprentissage de chacun.

Petit à petit, à des rythmes et dans des proportions variables, les Centres de Compétences adaptent leurs méthodes. Nous le verrons dans le prochain article.

Une impatience mauvaise conseillère?

L’importance de la pénurie de certains profils conduit à de nouveaux comportements de la part des entreprises. La capacité, affichée ou perçue, d’une personne à pouvoir et vouloir apprendre “au fil de l’eau”, à disposer d’un bagage de “soft skills” qui ne demandent qu’à être activés, penche désormais plus dans la balance. Si de telles aptitudes sont détectées, l’entreprise acceptera plus vite de l’engager même si elle ne dispose pas encore de tous les pré-requis métier ou technologiques qui auraient été considérés comme indispensables hier.

Autre effet de la pénurie: les entreprises font de plus en plus pression sur les centres de formation pour que les cycles de formation se raccourcissent. “Il y a un compromis à trouver entre durée de formation et impatience des entreprises à disposer des profils”, souligne Thierry Castagne.

“Une formation qualifiante de huit mois ou même de six est perçue comme trop longue. Nous devons donc arbitrer. Avec un risque croissant de mise à l’emploi avant la fin de la formation ou de passer à côté de certains pré-requis de base.”

A l’école et/ou plus tard?

A quel stade de la formation (en ce compris scolaire) faudrait-il inclure, instiller et/ou consolider les compétences numériques? Quel doit en être le degré? Comment faire en sorte qu’elles ne se dénaturent pas au fil des ans?

Si l’on se concentre sur l’école, nombreux sont les observateurs qui estiment que trois types de compétences devraient être inculquées dès le plus jeune âge et de manière progressive:
– la “littéracie numérique”, incluant une capacité à maîtriser, comprendre, utiliser, évaluer les “médias” – “en ce compris, les notions d’e-réputation sur la Toile, les usages des réseaux sociaux, la sécurité IT au niveau privé ou personnel…”, énumère Pascal Balancier (AdN)
– l’utilisation des logiciels “courants”, et pas uniquement les traitements de texte, tableurs et autres courriels mais aussi une certaine dose de capacité à utiliser des logiciels de retouche photo, de transactions bancaires, d’e-démarches administratives…
– la logique algorithmique.

On attend avec impatience que les référentiels de compétences du Pacte d’Excellence soient définitivement choisis et définis. En matière de numérique, ils s’aligneront – mais jusqu’à quel stade et degré de profondeur ? – sur le référentiel européen DigComp.

Le référentiel européen DigComp répertorie et détaille 21 compétences-clé en matière de numérique.

Toutefois, nombreux sur le terrain de l’enseignement sont ceux qui ont abdiqué tout espoir de voir un “vrai” cours d’informatique être intégré obligatoirement, systématiquement, aux programmes de cours, dès le primaire et selon une intensité progressive de contenu…

On semble plutôt se diriger vers une sorte de saupoudrage d’apprentissage du numérique dans une série de cours. Y compris dans l’enseignement du français, ou dans ceux d’histoire, de sciences… Le numérique par la voie transversale, en quelque sorte.

Ce saupoudrage permettra-t-il l’acquisition et l’ancrage solide de compétences suffisantes? Aurait-il mieux valu opter pour des cours dédiés? “Le risque si on ancre trop l’apprentissage du numérique dans un ou plusieurs cours distincts est de continuer de travailler en silos”, souligne Pascal Balancier. Mais le choix n’est pas tout blanc vs tout noir…

Face à ce dilemme – et aux choix politiques qui semblent avoir été posés -, une autre piste semble désormais vouloir faire son chemin: passer par une formation au numérique en complément de la formation à chaque métier. Un principe qui serait applicable à la fois au niveau de l’enseignement et à celui de la formation professionnelle (Cefora, Centres de Compétence). Autrement dit, il s’agirait – métier par métier, fonction professionnelle par fonction professionnelle – de doter les apprenants des connaissances et compétences qu’ils seront amenés à mettre en oeuvre dans le cadre de leur métier.

Avec, en plus, “une dose de connaissances plus larges telles que des notions algorithmiques…”

Idem pour les compétences “transversales” (travail en équipe, en co-création, par projet, sens de la communication…) qui seraient “contextualisées” en fonction de chaque métier.

Diplôme ou certification?

Autre sujet: la mue progressive de la preuve des compétences. Aux yeux d’Yves Magnan (Forem), il subsiste un problème d’image et de perception de la “valeur” d’une formation dispensée par les Centres de compétences – même si les mentalités évoluent. “Il faut encore convaincre les entreprises que des apprenants disposant d’un certificat donné à l’issue des formations en Centre de Compétences a tout autant de valeur qu’un diplôme obtenu en suivant un bac en cours du soir.”

Or, il estime que ces formations – via les Centres ou via des acteurs tels que BeCode – ont tout leur sens et une utilité réelle, en particulier via tous ceux qui sont en décrochage [scolaire ou social], qui ont eu un parcours problématique mais peuvent redémarrer dans la vie grâce à ces pistes “alternatives”.

Yves Magnan (Forem): “Il faut encore convaincre les entreprises que des apprenants disposant d’un certificat donné à l’issue des formations en Centre de Compétences a tout autant de valeur qu’un diplôme obtenu en suivant un bac en cours du soir.”

 

Certaines formations peuvent en outre servir – en quelque sorte – d’appât. “Technobel, par exemple, s’est lancé depuis quelques années dans des formations au gaming. C’est là aussi une voie d’entrée dans l’IT. Ce genre de formations ont la capacité d’attirer un public différent qui, à partir de là, pourra potentiellement évoluer vers l’acquisition de compétences en cloud computing ou en Internet des Objets…”

“Ferrer les Neets”, les désabusés, les largués du système, les personnes actives qui ont besoin d’une planche de salut, pour leur faire suivre de nouveaux trajets de formation, toucher des profils nouveaux, des geeks en puissance – en ce compris ceux qui s’ignorent… On n’a pas fini de parler du défi de la formation…

A suivre…

Comment les Centres de Compétences wallons (Technofutur TIC, Technobel, Technocité, Technifutur) perçoivent et s’attaquent à la problématique des compétences et du choix des nouvelles formations.