On nous prend pour des c*** ?!?: Détricoter les théories du complot !

Tribune
Par Delphine Jenart · 15/02/2018

Voici quelques jours, Julian King, le Commissaire européen à la Sécurité chargé de la lutte contre le terrorisme et le crime, donnait à Lille un discours musclé devant un parterre réunissant le gratin de la crypto et de la sécurité informatique.

L’urgence pour l’Union européenne de se structurer comme un acteur de “résilience numérique” dans la lutte contre la cyberguerre est devenue bien réelle.

Et les fausses nouvelles injectées en campagnes de désinformation massive sur les réseaux sociaux sont désormais traitées par l’UE sur le même pied que les attaques informatiques.

De la cyberguerre à l’éducation aux médias

La cyberguerre n’est donc plus le champ des seuls hackers informatiques. Dans notre monde hyperconnecté, elle est aussi celui de la désinformation massive et des hackers d’opinion. Et les “bulles de filtres” (1) sédimentent un terreau idéal…

En stigmatisant, par la répression, Emmanuel Macron a fait couler de l’encre avec sa loi “anti fake news”, marquant surtout par contraste l’urgence sociale qu’il y a à investir dans l’éducation aux médias. Car là où données et information se confondent, grondent propagande et manipulation à des échelles jamais connues à ce jour.

Serial D’rimeur (slammer): “Edulcorées, pimentées, détournées, plus vendeuses d’un point de vue marketing. Même l’actualité, avant d’être diffusée, passe elle aussi un casting”

Tout un monde à décrypter… pour aiguiser l’esprit critique

Mons, 8 février, 9h du matin : 150 étudiants de 15 à 22 ans se pressent devant les portes du Mundaneum pour détricoter, le temps d’une journée, les ressorts de la théorie du complot.

“On nous prend pour des c*** !?!” est le nom (un tantinet provocateur) de l’événement. Tout comme l’est le youtuber Mr Sam: “Qu’on croit ou non aux théories du complot, on est tous animés par la même chose: « À moi, on ne me la fait pas.”

Organisé dans le cadre de l’exposition “Top secret ! Un monde à décrypter” (une expo qui recycle la cryptographie comme outil de sensibilisation à la gestion de nos données et à la confidentialité), “On nous prend pour des c***” est un programme d’éducation aux médias mené en collaboration avec le Club de la presse Hainaut-Mons et Technocité dans le cadre du Plan de promotion de la citoyenneté et de l’interculturalité en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Objectif : littératie numérique et médiatique !

Delphine Jenart (Mundaneum): “Là où données et information se confondent, grondent propagande et manipulation à des échelles jamais connues à ce jour.”

D’emblée, le sentiment de méfiance envers les médias généralistes est palpable dans l’assemblée où se côtoient animateurs pédagogiques, auteurs, youtubers, journalistes et slammers.

“Douter c’est bien, le doute compulsif : beaucoup moins !”

Le youtuber français aux 170.000 abonnés, Christophe Michel alias Hygiène mentale, exhorte à “faire travailler davantage ses neurones que ses tripes”. Au même moment éclate justement l’affaire Mennel de The Voice-France : la problématique est au coeur de l’actu et dans tous les esprits, l’assemblée est captivée.

On le connaît pour ses frasques dans l’émission ertébéenne “C’est presque sérieux” : Edgar Szoc prend la parole en tant qu’auteur de “Inspirez, conspirez” (La muette) et parle “du pouvoir explicatif supplémentaire qu’a la théorie du complot pour donner du sens aux anomalies” en soulignant “la différence qui existe entre pouvoir explicatif et vraisemblance ».

Martin Culot (Média animation) rajoute pour sa part que “face aux complotistes, il ne faut pas essayer d’argumenter sur le fond, mais plutôt travailler à déconstruire la forme, pour interroger le rapport que l’on a à nos croyances”.

En lutte contre la désinformation numérique!

La problématique est bien plus vaste que les “simples” théories du complot. “Classer est la plus haute opération de l’esprit, celle qui implique toutes les autres”, écrivait en 1934 le fondateur du Mundaneum, Paul Otlet.

Source: InaGlobal

On a envie de rajouter: “Sourcer et hiérarchiser l’information”. Et c’est justement l’axe central de cette journée : sortir de l’émotion, douter, recouper pour se constituer, tels des journalistes d’investigation du quotidien, “son propre petit Mundaneum” qui serait un écosystème informationnel recoupé, vérifié, sourcé.

“Je regarde la source et d’où l’information vient. Je fais aussi attention à la manière dont elle est tournée. S’il y a beaucoup de fautes d’orthographe, je n’y prête absolument aucune crédibilité”, confie Alice, étudiante en littérature, à un journaliste de la Rtbf.

De la théorie à la pratique : mettre les mains dans le cambouis de la théorie du complot

Après une matinée en plénière, les participants ont été invités, l’après-midi, à former des groupes et à se répartir en ateliers de construction et de déconstruction de ces théories du complot. Saviez-vous par exemple que le Nutella est une conspiration des Illuminatis ?…

Un autre groupe se lance dans une analyse poussée des mécanismes complotistes à l’œuvre dans l’univers du jeu vidéo avec Julien et Nicolas de Quai 10, tandis que les derniers s’envolent pour deux heures en contrée slam pour aboutir à des créations originales telles des variations sur le thème “On nous prend pour des c*** ?!?”.

Alain et Nicolas le Serial D’Rimeur, deux champions de France de slam (2015):

“Inspiré par la mise en musique de l’info, histoire de la rendre moins banale

J’aimerais à mon tour, pouvoir la revisiter, en faire un puzzle original

Faire coïncider le tout, redécouper les contours pour que les pièces s’épousent

Il serait suivi, liké, partagé, mais ne serait ni plus ni moins qu’une ’fake news’”

Au-delà de pointer du doigt, “On nous prend pour des c*** ?!?” nous confronte à notre “algorithme intérieur” qui, dixit l’auteur et chroniqueur Paul Vacca, “nous pousse à toujours aimer les mêmes choses, à nous définir une zone de confort, à n’écouter que ce qui nous arrange”.

Il est une vraie opportunité de revaloriser la notion un peu “surannée” de culture générale. Pour préparer au choc violent de l’intelligence artificielle, “lisez!” enjoint le docteur Laurent Alexandre.

Si la théorie du complot questionne notre rapport aux médias en ce qu’ils traduisent une certaine vision et un miroir du monde, elle questionne notre rapport à la croyance et à l’esprit critique. L’opportunité d’une mise en perspective de notre société de l’information dont les médias s’appuient de plus en plus sur le socle de l’émotion. L’occasion aussi, de questionner notre démocratie numérique. Car, comme le dit l’anthropologue Jean-Jacques Courtine, “l’émotion est une force politique, elle peut être manipulée. Les émotions sont une denrée utilisable pour les politiques totalitaires”.

Delphine Jenart

directrice adjointe du Mundaneum

(1) Une “bulle de filtres”, ou “bulle de filtrage”, est un concept développé par le militant Internet américain Eli Pariser. Il désigne à la fois le filtrage de l’information qui parvient à l’internaute par différents filtres et l’état d’“isolement intellectuel” et culturel dans lequel se retrouve l’internaute quand les informations qu’il recherche sur Internet sont la résultante d’une personnalisation mise en place à son insu. [ Retour au texte ]

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“On nous prend pour des c*** ?!?” devrait se démultiplier sur le territoire tant ce programme questionne nos pratiques.

Le programme se poursuit jusqu’au 20 mai (voir l’agenda via ce lien). Un cycle d’ateliers est proposé aux 15-25 ans composé d’une découverte guidée de l’exposition « Top secret! Un monde à décrypter » suivie d’un atelier pour apprendre à construire, et surtout à déconstruire, sa propre théorie du complot.

“On nous prend pour des c*** ?!?”, programme d’éducation aux médias et à la citoyenneté, est soutenu par le Plan de Promotion de la Citoyenneté et de l’Interculturalité en Fédération Wallonie-Bruxelles.

En partenariat avec le Club de la Presse Hainaut-Mons, technocité et Action ciné médias jeunes. En savoir plus: http://expositions.mundaneum.org/fr/agenda/nous-prend-pour-des-c-detricotons-ensemble-les-theories-du-complot

Lors de la première session, une newsroom, animée par des stagiaires du digital media center Technocité, a été installée et emmenée par l’équipe du Bruxelles Bondy Blog pour capter et rendre compte des temps forts de l’événement.