La “book tech” va-t-elle ré-inventer les codes de l’édition?

Portrait
Par Delphine Jenart · 21/06/2019

L’été arrive et avec lui “la rondeur des jours”qui offre un cadre propice à la lecture…

Ça tombe bien car en l’espace de quelques mois cette année ont émergé deux plates-formes web qui ubérisent les voies de l’édition classique: la première, Bukku, se revendique tremplin vers l’édition pour les auteurs ; l’autre, du nom de Read and Rate, se définit carrément comme une maison d’édition 2.0.

Leitmotiv commun à ces deux nouveaux acteurs: remettre l’auteur au centre et sortir du schéma classique des comités de lecture qui décident à la place du lecteur. Le livre, filière d’innovation?

A première vue, les ingrédients semblent identiques. Des auteurs versent leur manuscrit ou un extrait de celui-ci sur une plate-forme web collaborative. Une communauté de lecteurs y plébiscite un manuscrit plutôt qu’un autre. Ce qui suit les différencie: votre rôle sur Bukku (traduisez livre, en japonais) sera de révéler au monde de l’édition des talents futurs. Sur Read and Rate (Lis et Evalue, littéralement), vous deviendrez directement co-éditeur du manuscrit pour lequel vous aurez voté. 

Projet d’étudiants de l’UCLouvain, passé pendant deux années par l’Yncubator de Louvain-La-Neuve pour Read and Rate. Lancement d’une start-up par des passionnés de livres pour Bukku. Les profils et motivations de ces entrepreneurs de la “book tech” diffèrent sensiblement. 

“On est un tremplin, des découvreurs de talents, pas une maison d’édition: la base de notre projet est l’empowerment. On veut mettre en valeur les talents des auteurs tout comme les envies des lecteurs”, commente Nathalie Duelz, la co-fondatrice de Bukku. 

“Pendant nos études, nous avons confronté notre projet à la réalité du marché pour faire évoluer la plate-forme vers le modèle d’une maison d’édition qui adapte son modèle à l’environnement numérique”, précise pour sa part Benoît Guru, co-fondateur de Read and Rate. “Le monde de l’édition est l’une des seules industries qui ne s’est pas adaptée à la transition numérique”.

Transition numérique, au-delà de l’e-book

Quand on évoque la numérisation du livre, on pense tout de suite à l’e-book. Comment Thibault Léonard, fondateur en 2013 de Primento, premier distributeur et diffuseur d’e-books en Belgique francophone, voit-il l’arrivée sur le marché de ces deux nouvelles plates-formes?

Si l’e-book se caractérise depuis quelques années par une courbe ascendante, il se livre à un constat plutôt critique de la situation du livre: “En termes de vente de livres papier, tout est dans le rouge sauf la bande dessinée: de moins 2 à moins 10% pour les ventes, quel que soit le genre littéraire et ce, sans tenir compte de l’inflation. Je ne suis pas sûr que les grandes structures soient les plus résiliantes pour s’adapter à cette nouvelle donne, il s’agit d’une question d’agilité.”

De quoi y voir de la place pour des initiatives novatrices de ce type, car “dans les gros groupes d’édition, on n’observe pas nécessairement une stratégie d’investissement dans des start-ups ou l’habitude de faire de la veille. L’attention se concentre sur la préservation des acquis plutôt que d’investir pour préparer l’avenir. Ceci tient peut-être à l’ADN du papier: une manière analogique d’analyser les projets éditoriaux… ” Eclaircie dans ce paysage: l’éditeur Luc Pire compte parmi les ambassadeurs de Read and Rate.

Thibault Léonard (Primento): “Dans les gros groupes d’édition, on n’observe pas nécessairement une stratégie d’investissement dans des start-ups ou l’habitude de faire de la veille.”

 

“Nous sommes partis d’un double constat”, commente pour sa part Benoît Guru (Read and Rate). “A savoir, la difficulté de traiter efficacement les manuscrits entrant dans les maisons d’édition tant ils sont nombreux d’une part, et les carences d’investissement en marketing ensuite”.

Un nouveau modèle pour l’édition de livres… Source: Read & Rate.

C’est précisément sur ces deux volets que les promoteurs de la plate-forme entendent innover en tirant profit du potentiel de la transition numérique. Lancée au début de l’année 2019, celle-ci comptabilise à ce jour 185 utilisateurs inscrits et cinq manuscrits. Publication du premier ouvrage prévue pour les fêtes de fin d’année – en version papier, numérique et audio. Sur Bukku, vous trouvez depuis cette semaine cinq premiers manuscrits pour lesquels vous pouvez déjà voter.

Et l’édition se fit participative

Quel est le principe développé par les deux nouvelles plates-formes?

Vous êtes auteur(e)? Sur Bukku, vous soumettez aux votes des lecteurs un extrait de votre ouvrage: il vous en coûtera 75 euros de participation aux frais (services de plate-forme, de promotion, de packaging). Vous avez 60 jours pour convaincre: tenter d’obtenir, via promesse de dons, le financement total ou partiel de votre package d’édition (d’une valeur de 850 euros).

Si vous séduisez les lecteurs et atteignez l’objectif requis (100 “bukku”, l’équivalent du like sur Facebook), votre livre est édité et entre dans l’e-librairie de Bukku. L’aventure ne s’arrête pas là car si votre livre recueille un succès en ligne au format électronique, les portes de l’une des maisons d’édition partenaires de la plate-forme peuvent s’ouvrir à vous avec, à la clé, un contrat d’auteur. En vertu de leurs accords avec les éditeurs partenaires (son site affiche un premier nom: les éditions La Jouanie), Bukku n’édite pas de version papier de l’ouvrage, les 200 premiers exemplaires étant considérés comme vendus au premier cercle (famille, amis) de l’auteur, “l’éditeur se couperait déjà des 200 premières ventes”, précise Nathalie Duelz.

Sur Read and Rate, la trajectoire est plus directe: vous partagez votre manuscrit avec la communauté de lecteurs (en vous engageant à l’y laisser pour minimum six mois), vous recevez des retours et des avis sur votre travail avec la possibilité de réviser celui-ci et, in fine, de voir votre manuscrit édité, promotionné et vendu à l’issue d’une campagne de crowdfunding. Le tout par l’équipe de Read and Rate. “Un processus d’édition à moindre risque dans la mesure où le manuscrit a été pré-validé par la communauté”, estime Benoît Guru.

Benoît Guru (Read & Rate): “Un processus d’édition à moindre risque dans la mesure où le manuscrit a été pré-validé par la communauté.”

 

Vous êtes lecteur/trice? Sur les deux plates-formes, votre rôle en tant que membre de la communauté est pivot. Sans cette dernière, rien n’est possible.

Vous aimez jouer? Ça tombe bien car tant Read and Rate que Bukku prévoient de gamifier le procédé de sélection.

Read and Rate tend à responsabiliser ses lecteurs qui, grâce à un système de profilage, peuvent gagner des points et gravir les échelons pour passer au statut de lecteur-expert (de nouveaux développements sont annoncés pour la rentrée prochaine).

Sur Bukku, vous pouvez contribuer à l’émergence d’un auteur à coup de “bukku” et/ou d’euros. Et si l’auteur que vous avez plébiscité passe la rampe, vous recevez l’ouvrage électronique en tant que lecteur-contributeur. A tout moment, vous gardez une vue globale de votre activité grâce à un espace personnel sécurisé accessible aux lecteurs et aux auteurs. Vous y verrez pour combien de livres vous avez voté, leur statut, vos promesses de dons. Les auteurs ont aussi accès à un dashboard compilant leurs actions sur le site.

La communauté comme clé du succès

“Il faut un minimum être disruptif quand on vient avec ce genre de projet”, commente Nathalie Duelz (Bukku). “Si on arrive au milieu de l’océan bleu sans rien apporter de différent, ça n’a pas d’intérêt, nous attendons de voir sur la durée si le concept répondra aux attentes des auteurs.”

Et répondre aussi aux attentes des lecteurs. Là réside le vrai challenge. “Ces plates-formes sont des market places : il faut créer une offre et une demande”, selon Thibault Léonard. “Générer des comités de lecture est compliqué car un lecteur n’est pas l’autre, il faut créer une sacrée communauté pour obtenir une masse critique.”

Au rayon des initiatives similaires, on épingle Fyctia en France, plate-forme communautaire lancée en 2015 par les éditions Hugo & Cie, fondée sur la dynamique de concours d’écriture.

Animer et fidéliser des communautés autour d’un même objet, dans un environnement concurrentiel (notons au passage le terrain occupé par des plates-formes comme le leader mondial wattpad) sur un marché “porte d’entrée” vers la France: une gageure et non des moindres. A adresser à coup de marketing digital, d’occupation de l’espace (physique et virtuel), les réseaux sociaux étant le premier vecteur de captation et de fidélisation d’audience.

“La plate-forme nous permet d’envisager de nouvelles manières de communiquer, des campagnes innovantes grâce aux données dont nous disposons à propos des lecteurs, ou en mobilisant les compétences des membres de la communauté”, commente Benoît Guru (Read and Rate).

Les promoteurs de Bukku et de Read and Rate tissent leurs maillages respectifs pour évoluer en bonne synergie avec l’écosystème du livre: Bukku négocie des partenariats avec des maisons d’édition pour donner une suite concrète (un contrat d’auteur) au travail de fertilisation mené sur la plate-forme, tandis que Read and Rate se tourne plutôt vers le secteur des librairies pour assurer la diffusion des oeuvres produites en ligne, et est soutenue par une série d’acteurs sensibles à l’innovation dans le domaine du livre comme le Pilen (pour “Partenariat Interprofessionel du Livre et de l’Édition numérique”) de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Si l’on en croit l’essayiste Paul Vacca, auteur de “Délivrez-vous! Les promesses du livre à l’ère numérique” (éditions de l’Observatoire, 2018), dans un horizon toujours plus numérisé, le livre revit et renaît au titre de nouvelle expérience. Une terre d’innovation qu’ont décidé aujourd’hui d’explorer les promoteurs de Bukku et de Read and Rate.