Plan du Numérique. Des préparatifs “labyrinthe” pour une épure efficace?

Hors-cadre
Par · 21/08/2015

Pour débroussailler le terrain, préparer la teneur du prochain Plan numérique pour la Wallonie, le gouvernement a décidé, en début d’année, de mettre en oeuvre un montage en apparence alambiqué, fait de multiples rouages de nature différente devant faire surgir des idées et propositions, les décanter, trier et objectiver, avant de proposer une sorte de cahier des charges au gouvernement pour arbitrage et décision finale.

Un montage que certains, en ce compris parmi les personnes impliquées dans les travaux, n’ont pas manqué de critiquer, estimant qu’il était trop complexe, que la méthode de travail manquait de structuration. Des critiques et doutes qui, toutefois, semblent s’être estompés avec le temps (voir en fin d’article le témoignage d’Olivier de Wasseige (Defimedia, Internet Attitude).

D’autres préfèrent mettre l’accent sur le côté multi-facettes, potentiellement porteur de “fertilisation croisée”. Et sur le fait que le nombre et le profil des personnes impliquées est une garantie de prise en compte quasi-obligatoire des travaux par le politique.

Quels en furent les rouages?

Un Conseil du Numérique, composé de 18 membres, venus de divers horizons professionnels (secteur IT, enseignement, opérateurs télécoms, multimédia et contenus…)

Des “Assises du Numérique” faisant intervenir à la fois des professionnels et experts et des contributeurs lambda:

– d’une part, des groupes de travail thématiques, au nombre de 13. Totalisant quelque 200 professionnels, experts dans leurs domaines respectifs. Pour plus de détails sur les thèmes abordés et les propositions élaborées, lire notre article “Benoît Hucq (AdN): le travail fourni ne peut accoucher d’une souris”.

– d’autre part, un site participatif champêtrement baptisé Printemps du Numérique, ouvrant un espace de proposition au citoyen (privé ou professionnel) lambda.

Un Comité des Sages, réunissant 8 profils académiques issus de l’Académie Royale des Sciences de Belgique, et qui ont apporté leur vision “hélicoptère”.

Sans oublier, le travail d’analyse préalable et l’implication du cabinet Roland Berger.

Enfin, un comité restreint, chargé, en ce mois d’août, de sélectionner et formaliser les idées prioritaires, avant rapport final au gouvernement.

Comment ce montage a-t-il fonctionné?

Le Conseil du Numérique s’est réuni une fois par mois, chaque fois pour aborder l’un des quatre axes thématiques prédéfinis:

  • l’économie du numérique: développement du secteur ICT, communautés numériques, start-ups, cyber-sécurité, financement (outils publics, fonds privés, crowdfunding…)…
  • l’économie par le numérique: activités économiques et services numériques, industrie 4.0, e-commerce, culture, médias…
  • le territoire numérique: infrastructure (très) haut débit, e-santé, villes intelligentes, mobilité, nouveaux mode de travail, administration numérique, pouvoirs locaux, open data…
  • les talents: enseignement, formation continuée, inclusion numérique…

Les réunions étaient préparées par Pierre Rion, en collaboration avec le cabinet Roland Berger, “qui intervenait en appui”, et avec le cabinet Marcourt et l’AdN, “qui jouait les locomotives”. Lui, coordonnait.

Chaque réunion mensuelle a eu pour raison d’être de valider les objectifs, passant le relais pour examen, réflexion et proposition aux 13 groupes de travail thématiques constitués, “véritables chevilles ouvrières”, où siégeaient des professionnels et spécialistes des domaines concernés.

“Ces groupes de travail formulaient alors des propositions par rapport aux objectifs fixés par le Conseil”.

Retour au Conseil pour validation des mesures proposées. Un Conseil qui a également recueilli et évalué les propositions et mesures proposées via le site participatif Printemps du Numérique et qui a “tenu compte des meilleures idées figurant dans le Startup Manifesto (document élaboré, au niveau belge, par la communauté des start-ups belges – relire notre article), dans le Small Business Act, dans le Pacte d’Excellence [ministre Milquet] ainsi que dans le plan numérique fédéral [Alexander De Croo].”

Le tout a débouché sur une liste de 240 propositions, ficelées en 4 dossiers.

La liste étant longue, un travail d’affinage est en cours. Voir notre autre article “Benoît Hucq (AdN): le travail fourni ne peut accoucher d’une souris“)

En parallèle, le Conseil était en contact constant avec le cabinet Roland Berger “qui nous amenait de la matière sous forme de l’état de l’art, des bonnes pratiques à l’étranger et qui validait aussi notre approche méthodologique. Ils nous ont aussi aidé à interroger toute une série d’acteurs concernés par le numérique.”

Les propositions, objectifs et mesures ont également eu droit à un petit travail de validation par le “Comité des Sages”, “qui ont en quelque sorte joué le rôle d’un Sénat.” Ils ont opéré en support du Conseil du Numérique et des groupes de travail. Compte tenu de leurs profils, les recommandations émises concernent essentiellement l’enseignement (ou, plus largement, la formation et l’acquisition de connaissances/compétences) et la recherche, avec aussi des avis en matière de médecine à l’heure du numérique ou d’adoption du numérique par le citoyen lambda.

Le rôle des membres

Les membres du Conseil du Numérique n’étaient toutefois pas là uniquement pour lister une série d’objectifs et pour valider les propositions de mesures qui remontaient vers eux. Chacun était prié de plancher activement sur les différentes mesures proposées. “Deux jours avant chaque réunion, tous recevaient la liste complète des mesures, proposées par les groupes de travail et se rapportant à l’axe concerné. J’avais demandé à chacun de pondérer chacune de ces mesures, de constituer en quelque sorte son hit-parade personnel. Et certains ont bel et bien pesé afin d’influencer la décision finale afin de donner plus de poids à certaines mesures…”

Chacun pouvait aussi, bien entendu, formuler ses propres idées, avis et propositions. Le tout étant discuté. “Certaines de mes propres idées se sont fait tacler”, s’amuse Pierre Rion. Ce processus a en tout cas permis d’opérer un premier tri, une première objectivation. “Des mesures gadget ont ainsi disparu de la liste.”

Mais il n’y a pas eu de chiffrage des mesures (ce sera le rôle de l’AdN, cet été, avant remise du document final au cabinet Marcourt). Pourquoi ne pas avoir budgétisé les mesures, comme cela avait été imaginé au départ? “Parce que certaines d’entre elles sont tellement larges [et pluri-secteurs] qu’elles auraient quasiment mangé la totalité du budget que l’on considère comme devant être alloué par le gouvernement. Nous avons donc plutôt fait en sorte qu’aucune mesure proposée ne cannibalise tout le budget. Des pistes ont été esquissées pour que des réponses de financement puissent être trouvées.” Lire notamment les recommandations du Conseil en matière d’équipement en infrastructure du secteur de l’enseignement.

Quid du pouvoir politique?

Pierre Rion: “Jamais autant d’acteurs n’auront été mobilisés autour d’un projet dans le domaine du numérique. Je ne vois pas ce travail rester lettre morte. Sinon, ce serait un suicide pour le politique.”

On l’a vu, les réunions du Conseil du Numérique étaient préparées en coordination avec le cabinet Marcourt. Quel rôle a joué le ministre? “Il a assisté, en spectateur, à ma demande, à deux réunions du Conseil. En spectateur mais de manière active puisqu’il a répondu aux questions posées par les membres. A maintes reprises, il nous a également confirmé qu’il était bel et bien engagé derrière ce plan afin que les mesures soient bel et bien mises en oeuvre.” On jugera, bien évidemment, sur pièce.

Comment peut-on toutefois déjà comparer la manière dont Jean-Claude Marcourt a opéré par rapport au rôle qu’a endossé un Alexander De Croo du côté du comité Digital Minds for Belgium? 

“Alexander De Croo est monté au front. Le plan numérique est devenu en fait le plan De Croo, avec des idées pré-pensées qui ont été étudiées par le comité Digital Minds. Jean-Claude Marcourt était prêt, lui aussi, à monter en première ligne mais j’ai pensé que, pour des raisons de contexte et de culture, il n’était peut-être pas judicieux qu’il monte au front dès le départ.”

Autres différences d’approche, selon Pierre Rion: une implication bien moindre des acteurs de terrain par Alexander De Croo et, pour des raisons de compétences institutionnelles, “davantage de marge de manoeuvre côté régional, avec la possibilité de prendre des mesures plus pratiques et pragmatiques.”

Un avis qui sonne comme un défi. A relever par les autorités locales.

Participation décevante?

Le site participatif Printemps du Numérique avait été mis en ligne dans l’espoir de susciter et de recueillir un maximum d’idées et de proposition des internautes, qu’ils soient de simples particuliers ou des professionnels. On fut en réalité loin du raz-de-marée espéré.

Près de la moitié des propositions qui y ont été ‘postées’ sont en effet finalement venues des membres des groupes de travail thématiques (composés de professionnels et de spécialistes sectoriels), opérant en conjonction étroite avec le Conseil du Numérique.

Le nombre de votes exprimés, par rapport à des idées et propositions formulées, fut un peu plus élevé mais, là non plus, on ne peut pas parler de succès décoiffant. Atteindra-t-on les 3.000 votes?

L’une des raisons est à chercher du côté d’une visibilité trop modeste du site. Mais aussi sans doute d’une “culture” de la participation qui a encore, chez nous, bien du chemin à faire.

“Tous les avis, en tout cas, seront pris en compte. Cela permettra de valider les mesures fortement plébiscitées”, indique Benoît Hucq, directeur de l’AdN.

Pierre Rion, lui aussi, minimise le résultat mitigé. Les idées et propositions exprimées via le site “confirmaient souvent ce qui a été préconisé”, estime-t-il. “Cela donne plus de poids et cela légitimise le travail accompli.” C’est aussi un argument dont le Conseil du Numérique peut se prévaloir par rapport aux responsables politiques. “Nous pouvons démontrer que les propositions sont soutenues par toute une série de personnes.”

La suite?

En ce mois d’août, les mesures seront triées, priorisées, et budgétisées. Notamment par l’AdN et des représentants du Roland Berger.

Le 18 septembre, le Conseil du Numérique se réunit pour valider ce travail de synthèse et de priorisation. Le document final sera alors remis au cabinet Marcourt pour arbitrage par le ministre et, à sa suite, décision par le gouvernement.

Le dévoilement officiel du plan est attendu courant ou fin octobre. “Le gouvernement nous a demandé de respecter un agenda serré. L’espoir est que lui ne traîne pas…”

Pierre Rion préconise — c’est une prise de position personnelle, pas celle du Conseil du Numérique dans son ensemble — qu’un organe indépendant assure la surveillance critique de la bonne implémentation du Plan. A défaut d’organe indépendant (un petit comité de professionnels et/ou spécialistes), que l’AdN veille au grain sur le “bon suivi et l’implémentation efficace et rapide” du Plan.

“Rapide”, c’est-à-dire “une première phase, un premier coup de reins sur 2 ou 3 ans. Avec un affinement des mesures sur une période de 5 ans.”

Pour ce qui est de la dimension “critique” — au sens d’objective —, une série d’indicateurs d’évaluation sont en train d’être définis.

Pierre Rion: “Il faut à toute force éviter que certains, au sein du gouvernement, considèrent que le Plan du Numérique est le Plan Marcourt. Tous les ministres doivent se fédérer derrière ce Plan.”

Pierre Rion espère un prolongement de l’exercice “participatif” pour d’autres raisons. “Une dynamique forte a vu le jour au niveau des groupes de travail. Il y a là des choses à prolonger. Notamment parce que les participants, venus de différentes entités régionales, s’y rencontraient pour la première fois et que l’effet est positif.” C’est d’ailleurs là qu’est née l’idée d’“ambassadeurs numériques” qui officieraient au sein des administrations. Ayant un certain bagage ou des connaissances de l’IT et du numérique, ils pourraient notamment faire remonter directement les besoins des Administrations vers les acteurs directement “activables”. Via l’AdN. “Aujourd’hui, dans l’administration des Eaux & Forêts [un exemple pris au hasard], les collaborateurs ne savent pas à qui s’adresser lorsqu’ils ont un besoin, une question IT…”

Une méthode qui a fait ses preuves?

Les doutes de certains semblent s’être évaporés au fil du temps.

Voici ce qu’en dit par exemple Olivier de Wasseige (directeur de Defimedia et du fonds privé d’investissement Internet Attitude): “À l’issue de la première réunion [Ndlr: du Conseil du Numérique], comme nombre de mes collègues, j’étais perplexe: comment allait-on arriver à un résultat? Non seulement, on avait l’impression d’être face à un challenge aussi difficile qu’une montagne infranchissable — surtout vu le timing donné — mais, en outre, il régnait un certain flou quant à la méthodologie et donc un doute quant à l’efficacité.

Très vite cependant, dès la réunion suivante, j’ai repris espoir: la machine était en route. Et aujourd’hui, je peux affirmer que je suis impressionné par le travail réalisé et la manière dont il a été coordonné. Certes, il reste les phases les plus importantes (choisir, décider, financer, implémenter) mais, à tout le moins, on aura proposé du concret, du “faisable”, du “sensé”. Et cela, on le doit à de nombreux acteurs qui ont largement facilité le travail des membres du Conseil: le Cabinet du Ministre Marcourt et les consultants qui y sont associés; les experts de l’Agence du Numérique; et bien entendu le Président Pierre Rion, qui a mené cette mission à la baguette, au pas de course, avec une totale maîtrise des sujets et vision des enjeux.

Enfin, je voudrais signaler le caractère hautement “démocratique” de la méthodologie: le site de consultation ouvert à tous, mais surtout les nombreux groupes de travail, représentatifs de tous les écosystèmes concernés. Leurs membres ont été créatifs, avec des demandes intéressantes et non utopiques.” Et de conclure: “Espérons que ces efforts soient récompensés lorsque viendra l’heure des choix.” [ Retour au texte ]