Take Eat Easy: les investisseurs, pour moitié responsables de l’échec

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn · 29/08/2016

Les professionnels de l’investissement sont des opportunistes et ils ne sont pas infaillibles. En l’occurrence, ils ont une grande part de responsabilité dans la fin presque inéluctable de Take Eat Easy (TEE). Mais pas dans le sens où l’entend Adrien Roose, son co-fondateur et CEO, qui a, lui, une explication un peu trop superficielle pour la presse : “la société tombe faute d’avoir trouvé de nouveaux investisseurs pour financer la poursuite de la croissance.

En vérité, la jeune pousse expire parce qu’elle n’a pas su trouver une martingale suffisamment habile pour séduire les investisseurs qui ont fini par se rendre compte que le modèle économique de TEE était déficient. Les capitaux-risqueurs ont enfin réalisé que la pression des facteurs externes commençait à devenir trop forte, que  la concurrence durcissait et que cela affectait la rentabilité de l’ensemble du secteur Food Delivery. Plus la pression est élevée, moins les plates-formes ont des chances d’atteindre de hauts profits/revenus et vice versa.

On ne peut pas leur en vouloir de n’avoir pas su résister préalablement aux attraits d’un marché porteur, en croissance accélérée, ainsi qu’aux chants de sirènes de la presse promouvant ce segment de marché en vantant les mérites de ses pionniers. Mais on peut malgré tout s’interroger sur ce qui les a poussés à franchir le pas au moment même où perlaient dans la presse les revendications des chauffeurs d’Uber-X sur leurs conditions de travail et leurs premières manifestations et actions en justice.

C’est en 2015 que l’on a commencé à s’interroger sur la pertinence des business modèles des plates-formes d’intermédiation “à la Uber”. Apparemment, l’alarme n’a pas résonné suffisamment aux oreilles des investisseurs de TEE.

Carl-Alexander Robyn: “La jeune pousse expire parce qu’elle n’a pas su trouver une martingale suffisamment habile pour séduire les investisseurs qui ont fini par se rendre compte que le modèle économique de TEE était déficient.”

En participant aux tours de table de levées de capitaux, les investisseurs avalisent le business modèle et la stratégie de développement qui leur est présentée, ce faisant, ils renforcent la croyance de l’équipe fondatrice dans sa vision du marché. Or celle-ci est jeune — enthousiaste mais sans expérience — et elle a trop le nez dans les tâches immédiates — débordée par la croissance extraordinaire de son activité, l’équipe perd la vision globale. Elle ne peut avoir suffisamment de recul pour comprendre les lacunes et les périls de son modèle économique, impliquant de nombreux partenaires et, donc, de nombreuses poches à remplir.

Les investisseurs, de leur côté, ont-ils suffisamment averti les fondateurs de TEE qu’ils s’étaient embarqués dans une fuite en avant qui allait réclamer toujours plus de levées de capitaux — tant en fréquence qu’en volumes?

Etaient-ils eux-mêmes conscients du danger? On peut se poser la question parce que les projets affichant un très haut cash burn rate sont souvent une classe d’actifs peu prisée des investisseurs chevronnés, justement parce qu’elle implique une remise au pot permanente et, surtout, une probable forte dilution de leur participation, sans oublier un très probable écartement des fondateurs une fois la vitesse de croisière atteinte.

La compétence financière, particulièrement les talents de stratège en financement et en structuration du capital, est généralement le talon d’Achille des équipes fondatrices. C’est paradoxal puisque c’est dans la nature même d’une start-up de grandir avec l’argent d’autrui et qu’elle est condamnée à ouvrir son capital à des étrangers.

Elle doit donc être préparée à se défendre avant d’aller nager dans une mer infestée de requins. Quand l’aptitude financière est limitée et que l’équipe s’en remet aux talents financiers de ses investisseurs, les fondateurs ont alors intérêt à savoir choisir des financeurs eux-mêmes suffisamment visionnaires.

Par ailleurs, pourquoi, faute de réussir une troisième levée de capitaux, TEE n’a-t-elle pas décidé de se consacrer à l’amélioration de l’efficacité opérationnelle de ses acquis en stoppant net toute expansion, voire même à réduire la voilure de ses activités pour sabrer dans ses coûts fixes et variables?

Probablement parce que même ses acquis n’auraient pas suffi à éponger les dettes accumulées et parce que la plate-forme ne maîtrisait pas non plus ses coûts fixes dans les villes conquises.

Probablement aussi, parce que TEE n’avait aucune idée de comment augmenter le panier moyen de commande de ses clients.

Dès lors, on ne peut trop s’enthousiasmer sur les qualités de gestionnaires d’entreprise des fondateurs de TEE. Ce qu’ils ont bien réussi, sans conteste, c’est d’offrir une expérience client exceptionnelle et ils ont montré qu’ils savaient très bien communiquer là-dessus.

On se trompe souvent d’indicateurs

Il est difficile de discerner, au travers des déclarations de ses fondateurs à la presse, à quels indicateurs les gestionnaires de TEE étaient le plus attentifs et s’ils en connaissaient toutes les subtilités d’interprétation.

En tout cas, la valeur d’une start-up doit se juger à l’évolution de ses marges (marge brute opérationnelle et marge nette sur ventes, cette dernière donnant la rentabilité commerciale avant impôts et avant coûts financiers) plus qu’à celle de son chiffre d’affaires ou à celle de son résultat d’exploitation (bénéfice ou perte).

Ce qui prime donc, c’est d’être très attentif à l’évolution du rapport entre les principales variables financières que sont par exemple les résultats d’exploitation et le chiffre d’affaires, plus qu’à l’évolution-même de ces variables.

Si les marges ne sont pas maîtrisées, il est difficile, pour l’entreprise, de dégager un cash flow net stable ou en croissance, permettant d’assurer le service de la dette auprès des investisseurs en capitaux propres, après financement de la croissance du besoin en fonds de roulement et des investissements requis pour assurer la croissance de l’activité.

Surtout dans une activité dont la rentabilité est basée essentiellement sur le volume d’affaire.

La start-up leader du secteur Deliveroo (fondée à Londres en 2013) continue d’être sous les feux de l’actualité. Ses directeurs sont fiers d’annoncer la poursuite de leur croissance inouïe (400% de croissance globale en 8 mois), sur des “bases saines” (sans préciser lesquelles!), selon les termes de Mathieu de Lophem, son directeur pour la Belgique.

Par ailleurs, une croissance euphorique n’est pas une performance rare (pour contredire Mathieu de Lophem). Elle est même à la portée de nombre d’entrepreneurs quand on n’a pas le souci d’être vite rentables.

Mais des déclarations dithyrambiques ne masqueront pas longtemps le fait que, malgré tout, ses marges restent globalement très insuffisantes et que l’activité, dans son ensemble, n’est pas rentable.

La plate-forme Deliveroo (475 millions de dollars levés en 5 tours de table, dont 275 millions de dollars de Série E, levés en juillet 2016) ne retrouve des fondamentaux sains que périodiquement et sur de courtes périodes, c’est-à-dire après chaque augmentation de capital. Mais une fois celle-ci réalisée, les fondamentaux de la start-up recommencent à péricliter (accumulation progressive substantielle de dettes jusqu’à passer en zone rouge, où l’actif net devient inférieur à la moitié du capital social) jusqu’à la levée de capitaux suivante.

La fréquence et le volume des augmentations successives du capital ne font que rattraper (elles ne préparent pas) la croissance extraordinaire de son chiffre d’affaires. TEE a connu, dans une moindre mesure, le même phénomène.

Le piège de la stratégie du winner takes all

Deliveroo et ses consœurs sont dans une logique de développement de type “fuite en avant”: elles croient au mythe du winner takes all où il s’agit d’occuper le plus de villes et de prendre un maximum de parts de marchés en un temps record. Peu en importe le prix !

En conséquence, les coûts d’acquisition des clients, des restaurants, des coursiers explosent dans ce modèle d’expansion effrénée et représentent généralement plus de 60% du budget total des start-ups en compétition. Dans cette course au monopole, le jeu “Googlien” consiste à perdre de l’argent jusqu’à ce que les concurrents soient éliminés. Seul celui qui restera debout pourra alors commencer à rentabiliser son activité… en théorie.

Stratégie dangereuse puisque de nouveaux entrants (aux poches encore plus profondes) peuvent quand même débarquer et redistribuer les cartes et qu’il existe d’autres modèles économiques rentables sur ce segment de marché. Même le mythique Uber conserve de nombreux concurrents de taille, comme Lyft aux Etats-Unis. Et surtout le Web 2.0. avec ses mutations continuelles et rapides rend tout leadership éphémère — MSN Messenger, Yahoo et Groupon s’en souviennent avec amertume.

Remarque: Les symptômes de la chute de Take Eat Eay sont également, en grande partie, le syndrome des plates-formes d’investment crowdfunding.