La chute de Take Eat Easy? Désespérant mais pas grave!

Tribune
Par Carl-Alexandre Robyn · 26/08/2016

La start-up belge Take Eat Easy, parangon du secteur food delivery (livraison à domicile de repas), a tiré sa révérence, en pleine croissance de ses activités (croissance mensuelle de 30% sur les douze derniers mois avec 20 villes européennes, 3.000 livreurs, 3.500 restaurants) et sans avoir démérité.

Paradoxal, n’est-il pas? Pas vraiment. Il ne faudrait pas oublier qu’en Belgique, environ un quart des TPE/PME font faillite alors que leur carnet de commandes est plein ! La suprême raison de leur échec: les difficultés chroniques de leur trésorerie. C’est donc un problème assez classique.

Heureusement, les véritables “grands perdants” dans cette aventure avortée ne sont ni les fondateurs de la start-up, ni les livreurs, ni les restaurants, ni les clients, mais seulement les investisseurs professionnels des deux dernières grosses levées de capitaux. Respectivement 6 millions d’euros, en avril 2015 — tour de table de Série A auprès de Rocket Internet, DN Capital et Piton Capital — et 10 millions d’euros, début 2016 — tour de table de Série B auprès des mêmes investisseurs et d’Eight Road Ventures (anciennement Fidelity Growth Partners). Et ces capitaux-risqueurs ont habituellement les poches profondes.

A lire également, l’analyse croisée de 3 autres observateurs de la scène belge des start-ups: Olivier de Wasseige (InternetAttitude), Pierre Rion (W.IN.G), Omar Mohout (Sirris).

Donc, dans l’ensemble, il s’agit d’un moindre mal, puisque les clients peuvent recourir à d’autres plates-formes de livraison et que les restaurateurs et les coursiers peuvent passer à la concurrence, notamment chez Deliveroo.

Pour les fondateurs de Take Eat Easy (TEE), il n’y a pas de souci à se faire. En effet, une équipe qui a réussi à convaincre des professionnels du capital-risque de lâcher 16 millions d’euros, en deux levées rapprochées, pour une jeune pousse opérant dans un secteur très concurrentiel, avec un business modèle lacunaire, recèle forcément des talents communicationnels hors pair qui seront réutilisables pour d’autres aventures entrepreneuriales.

Quels enseignements tirer de la chute prévisible de TEE?

Apparences et fondamentaux

Une croissance insolente ne peut masquer longtemps un business modèle déficient

La fin était probable parce que le modèle économique adopté par TEE et consorts est, à la base, difficilement viable, à moins de pouvoir inventer d’habiles martingales.

En outre, l’issue devenait plus que probable parce TEE ne se démarquait pas de ses concurrents directs (Deliveroo, Foodora, Delivery Hero, UberEats et tout récemment Daily Dish). Son business model ne sur-performait pas par rapport à celui de ses concurrents. Ses activités annexes n’étaient pas aussi développées que celles de Deliveroo et son algorithme maison d’optimisation de la gestion des commandes ne se distinguait pas de ceux de ses concurrents immédiats.

Ce modèle particulier implique un ménage à quatre (plate-forme, restaurants, coursiers, clients) pour créer de la valeur. Un ménage à deux ne coule déjà pas forcément de source, encore moins quand il est sous pression (la menace de la compétition, par exemple), mais alors que dire d’un ménage à quatre, dans un marché devenu très encombré et quand les intérêts sont voués à diverger à moyen terme?

Trop de monde dans le “ménage”, trop d’intérêts voués à diverger?

En effet, à un moment donné, les restaurateurs songeront à se passer de la plate-forme et à contacter eux-mêmes leurs clients. C’est la tendance “cutting out the middleman”. Mais les incitations à cette action dépendent du volume de chiffre d’affaires engendré par l’entremise de la plate-forme pour le restaurateur.

Le désintermédiateur désintermédié

Et comme une plate-forme du type TEE ponctionne 30% du prix de la commande (c’est-à-dire pratiquement toute la marge du restaurateur) dès que le chiffre d’affaires additionnel apporté par la plate-forme devient substantiel (une plate-forme du type Deliveroo clame que ses solutions de livraison apportent en moyenne 20 à 30% de revenus supplémentaires aux restaurateurs), le restaurateur commencera à percevoir l’intérêt qu’il y a pour lui à gérer sa propre plate-forme de livraison (une désintermédiation qui sera facilitée par la technologie “blockchain”) ou l’intérêt de recourir aux marketplaces (voir plus bas).

En-dessous d’un certain seuil de chiffre d’affaires supplémentaire, les incitations à ce genre d’action sont minimes. En effet, les restaurants devraient consacrer beaucoup d’efforts et de temps pour dénicher leurs nouveaux clients – surtout ceux passant des montants rentables de commandes.

En outre, les restaurateurs recourent-ils à ce type de plate-forme en désespoir de cause (parce qu’ils n’ont pas d’autres options ou qu’ils les ont toutes épuisées) ou y recourent-ils en priorité?

Si leur restaurant ne marche pas fort, le désespoir grimpe et ils se sentent suffisamment vulnérables pour se rabattre sur des intermédiaires à qui ils lâcheront entre 25 et 30% du prix de la commande: c’est-à-dire pratiquement la totalité de leur marge commerciale. Il semblerait qu’une grande proportion de restaurateurs soient dans cette situation, ce qui limite momentanément leur pouvoir de négociation.

Les mollets ne suivent plus

Le modèle adopté par TEE et consorts repose sur la livraison free-lance, c’est-à-dire que les livreurs n’ont pas de contrat de travail et sont rémunérés à la course (autour de 6 € brut), à la façon des chauffeurs d’Uber-X.

Les coursiers optent pour le statut d’auto-entrepreneurs et n’ont généralement qu’un seul client, la plate-forme de food delivery, à qui ils facturent leurs prestations.

Ce modèle repose également sur un agrandissement permanent du réseau de livreurs indépendants (en parallèle avec le développement du nombre de clients), ce qui augmente la probabilité pour la plate-forme de se retrouver, à un certain moment, avec des coursiers de nature procédurière, tentés par de nouvelles interprétations de la définition du lien de subordination et par de nouvelles appréciations du degré d’indépendance des coursiers. Bref, tentés par une nouvelle requalification de leur contrat.

La jurisprudence pourrait les y aider en reconnaissant déjà quelques éléments permettant de déceler des indices d’abus ouvrant la porte à une mise en cause du lien de subordination, comme :

  • la mise à disposition de matériel (TEE fournissait un smartphone, une tenue estampillée au logo de la plate-forme, un sac de livraison et parfois un porte-bagage) ;
  • des instructions spécifiques pour l’exercice de l’activité (les coursiers sont obligés de livrer en vélo, alors qu’un client ne peut exiger de son prestataire indépendant qu’un résultat et non un moyen pour y parvenir) ;
  • le travail au sein d’un service organisé (les coursiers s’intègrent dans une organisation entièrement configurée par autrui) ;
  • l’existence d’un système de sanctions (TEE et consorts les appellent les “strikes”) ;
  • des comptes-rendus périodiques (les trackers GPS permettent un contrôle permanent) ;
  • le fait de n’avoir qu’un seul client ;
  • etc.

Au fur et à mesure des feux grillés, des amendes correspondantes, des pannes et remplacements de matériel, des accidents de circulation, des coûts d’assurance, des périodes creuses, etc., la tentation ira grandissant de se retourner contre la plate-forme. À l’instar de ce qui s’est passé chez Uber-X. Il va sans dire que la requalification des livreurs en salariés aurait des conséquences ravageuses pour la rentabilité des plates-formes de food delivery façon TEE.

En résumé, TEE et consorts sont dans un système où, à un moment donné, certains coursiers se rebelleront contre le statut que leur proposent les plates-formes (avec un effet de contagion difficile à cerner) et bon nombre de restaurateurs rechigneront à continuer de lâcher aux plates-formes 30% de leur chiffre d’affaires apporté par leur entremise.

Des faiseurs et dé-faiseurs de rois

Dans ce ménage à quatre, le grand gagnant c’est le client. Pour lui, cet excellent service de plats de restaurants, livrés rapidement à domicile pour le même prix qu’au restaurant, est pratiquement gratuit. TEE sponsorise la livraison pour qu’elle ne coûte au client que 3,50 euros.

Cela fait partie des coûts d’acquisition client – des coûts variables qui deviennent exorbitants quand la concurrence fait rage, qui plombent toutes les plates-formes, sans exception. Ainsi non seulement TEE, mais aussi Deliveroo, Foodora et UberEats sont toutes chroniquement déficitaires, leurs marges par commande ne suffisant pas à couvrir leurs coûts fixes et variables (et le montant trop faible par panier commandé ne les aide pas).

Comme quoi, des clients nombreux, généralement très satisfaits et accros (un tiers des clients de TEE passaient plus d’une commande par mois), ne suffisent pas à sauver une société quand le business modèle est déficient et qu’on ne parvient pas à inventer une martingale plus habile.

La marge de manœuvre des plates-formes de style TEE est des plus réduites. Elles ne peuvent pas ponctionner davantage les restaurants, ni payer moins leurs coursiers et elles ne peuvent prendre le risque d’augmenter la participation financière de leurs clients, ceux-ci étant habitués à un service presque gratuit et étant très sensibles aux prix pratiqués. La dépendance des clients vis-à-vis de la plate-forme est dès lors faible, d’autant plus quand il existe d’autres plates-formes et d’autres options pour passer commande.

En effet, d’autres modèles de food delivery coexistent avec celui des plates-formes de type TEE et consorts. Comme celui des nouveaux restaurateurs (exemple Frichti, Foodcheri, PopChef, Le Zeste, Nestor), spécialisés dans la livraison de repas faits maison. Ils proposent chaque jour une sélection de plats, cuisinés en interne avec des produits de saison, qui sont livrés par leurs soins.

Des clients nombreux, satisfaits et fidèles, ne suffisent pas à sauver une société quand le business modèle est déficient et qu’on ne parvient pas à inventer une martingale plus habile.

Ou comme celui des marketplaces qui prennent, elles, une commission de seulement 10% à 15% par commande apportée aux restaurants, mais ce sont les restaurants qui s’occupent eux-mêmes de la livraison aux clients. Les marketplaces (exemples: AlloResto racheté par Just Eat, et PagesJaunes Resto, ex-ChronoResto) se contentent de gérer la ‘digitalisation’ du restaurant – de la carte au site Web en passant par les push sur les réseaux sociaux, les relations clients et l’application mobile.

Et ces modèles alternatifs — qui, eux, sont rentables — offrent un rapport prix-performance attractif, surtout quand les coûts associés au changement de la manière de passer commande pour des repas livrés à domicile (les switching costs des clients) sont faibles.

Quel distinguo, quelle valeur ajoutée?

Si les plates-formes hésitent à faire payer plus cher leur service, c’est qu’elles ont conscience que la valeur ajoutée qu’elles apportent à leurs clients est limitée ou que le service ne répond pas autant que cela aux besoins des clients (ou à trop peu d’entre eux).

La plupart des plates-formes de food delivery agissent, sur le fond, de la même façon: elles ne divergent qu’à la marge, sur des points mineurs, sur l’une ou l’autre fonctionnalité que d’autres n’ont pas. Par exemple, Deliveroo se lance sur de nouveaux segments de la livraison, comme un service de petit-déjeuner ou d’alcool au Royaume-Uni. Elle a également lancé en avril la “Roobox”, une cuisine dans laquelle les restaurants partenaires peuvent s’installer afin de préparer des repas pour des clients habitant loin de leur site habituel.

Elles ont toutes le même objectif : l’expansion, en ayant de plus en plus de restaurants de clients et de coursiers. Pour y parvenir, elles utilisent des stratégies similaires et des modèles de rémunération similaires.

Comme elles sont en compétition pour s’attirer les faveurs d’un maximum de contributeurs (restaurants, coursiers, clients), elles doivent donc s’interroger sur l’importance de la valeur ajoutée qu’elles apportent (le meilleur ratio prix/valeur). Étant donné la variété des prix pratiqués par les plates-formes, il semble que celles-ci n’axent pas leur compétition sur une politique de prix agressive.

La marge de manœuvre de leur politique de prix est de toute façon faible puisque les switching costs sont faibles pour les clients : pour eux, l’usage des plates-formes est pratiquement gratuit et ils peuvent facilement en changer et même en utiliser plusieurs à la fois. Mais aussi, dans une moindre mesure certes, pour les restaurateurs : ils ne sont pas liés à une plate-forme et peuvent en utiliser d’autres en même temps.

Et même si Deliveroo recourt à une stratégie de compétition plus agressive que ses consœurs, aujourd’hui, il semble quand même qu’aucune plate-forme ne sur-performe significativement les autres en matière de valeur ajoutée apportée aux clients.

Étant donné les facteurs externes qui affectent la rentabilité de ce type de modèle économique, on peut se hasarder à avancer que Deliveroo connaîtra le même triste destin que notre compatriote TEE.


Au-delà du modèle business de Take Eat Easy, quels autres paramètres ont précipité sa chute?

Dans la seconde partie de son analyse – fouillée – de la mésaventure de la jeune start-up belge, Carl-Alexandre Robyn braque les projecteurs sur le rôle joué par les investisseurs qui sont intervenus, à divers moments, dans l’envol de la société, sur les balises et précautions que l’équipe n’a peut-être pas prévues, sur le rôle de la concurrence… A lire dès demain.