Le mal des start-ups belges (3ème partie): L’incapacité start-uppeuriale des porteurs de projet

Hors-cadre
Par Carl-Alexandre Robyn · 09/06/2016

En réalité, la plupart des explications habituellement fournies pour expliquer la détresse de notre “tech économie” sont accessoires, voire fallacieuses. Elles masquent une réalité moins évidente mais bien plus prégnante : l’incapacité start-uppeuriale, voire tout simplement l’insuffisance entrepreneuriale, des porteurs de projet.

Par exemple, La “sous-capitalisation des jeunes pousses digitales” s’explique-t-elle réellement par “une insuffisance du système des business angels pour soutenir certains types de projets”?  Ou encore “parce que des investisseurs trouvant notre marché trop petit, trop divisé, trop compliqué pensent que le jeu n’en vaut pas la chandelle” ?

Ne serait-ce pas plutôt parce que les fondateurs ne savent tout simplement ni dénicher ni ensuite vendre leur projet aux apporteurs de capitaux privés ? Ne devrait-on pas souligner les biais inconscients, les préjugés sur les investisseurs, la méconnaissance du marché des capitaux, ou plus simplement le manque de culture financière des fondateurs ?  Bon nombre de capitaux-risqueurs belges se plaignent de l’incohérence entre les montants quémandés par les porteurs de projet et les return (TRI) qui leur sont proposés en échange, et soulignent également l’incapacité des primo-entrepreneurs à comprendre le lien de cause à effet, la nécessaire proportionnalité, entre le montant demandé et le pourcentage du capital-actions cédé en échange, etc.

Si la plupart des fondateurs savent combien demander, pourquoi le demander et à qui le demander, seuls un tiers d’entre eux savent également comment le demander, pour quelle durée et pour quel rendement. Et seulement un sur dix d’entre eux est capable de répondre, raisonnablement, à la question cruciale des investisseurs : en échange de quoi ?

Que me proposez-vous en échange des capitaux que j’apporte ? Quelle part de votre capital social me cèderez-vous ?”. “Heu… entre 5 et 10 % du capital de la start-up. En tous cas pas plus de 10 % !”. “Comment ? Vous demandez 300 000 €, vous m’offrez pour cela 10 % de votre société, par conséquent vous la valorisez d’entrée de jeu à …3 million d’euros. C’est aberrant ! J’apporte l’équivalent de 15 fois vos fonds propres actuels et vous ne me cédez qu’1/10e de votre société !? Comment justifiez-vous cela ?”. 

Incapacité des primo-entrepreneurs à comprendre le lien de cause à effet, la nécessaire proportionnalité, entre le montant demandé et le pourcentage du capital-actions cédé en échange.

90 % des fondateurs n’ont aucune idée de la valeur financière de leur projet.  Or, c’est crucial pour négocier le pourcentage du capital qu’il faudra céder à des apporteurs de fonds. Lors des Start-up Weekends (1), on constate souvent qu’il y a effectivement un manque criant de profils financiers dans les jeunes pousses. Typiquement, les porteurs de projets se composent pour moitié de développeurs, pour un quart de designers, et pour un quart de business developpers : bref, quasiment jamais de compétences financières.

 

(1) Note de la rédaction

Petite remarque que certains ne manqueront pas de faire au sujet de cet avis de C.-A. Robyn: un événement tel qu’un Startup Weekend n’est évidemment pas le meilleur étalon qui soit pour juger de la capacité d’évaluation financière et d’évaluation de valorisation de la part d’un porteur de projets. L’idée qu’il porte est en effet bien trop “fraîche”. Mais, par contre, cette capacité devrait sans doute être davantage maîtrisée au sortir d’étapes suivantes, telles qu’un programme d’incubateur. Soit dit en passant… 

 

Une proposition d’investissement bâclée est le signe d’une impréparation, d’une immaturité et/ou, à tout le moins, d’une culture financière lacunaire, donc d’une certaine incapacité à négocier puisque les fondateurs perdent d’entrée de jeu l’avantage dans leurs négociations avec les investisseurs.

Cette inaptitude s’explique en partie par les biais inconscients des parties en présence.  Pour le fondateur, le projet est avant tout une fin en soi (un rêve sur le point d’aboutir, une idée arrivée à maturité) ; pour l’investisseur, statistiquement parlant, le projet est seulement un outil, un moyen d’enrichissement.

La différence fondamentale, quand on présente un projet auprès d’investisseurs anglo-saxons c’est qu’on “pitche” avant tout une opportunité financière (“Voyez ce que vous allez gagner avec nous dans ce beau projet”) et non pas un modèle économique et/ou un plan d’affaires (“Regardez notre beau projet, cela ne vous donne-t-il pas envie de vous joindre à nous ?”).

En d’autres mots, chez les Anglo-Saxons, on parle plus de la possibilité de s’enrichir que du projet en lui-même : c’est plus prosaïque mais bien plus efficace.

Auto-financement, dilution et rythme TTM

L’inhabilité financière des équipes fondatrices est une autre explication logique (tout aussi crédible) de la sous-capitalisation chronique de nos jeunes pousses: elle les prive ainsi de certaines options par méconnaissance et/ou préjugés : “Faire appel à des capitaux externes aurait débouché sur une dilution importante du capital”, entend-t-on parfois.

Conséquence, on choisit de s’autofinancer et donc on ralentit d’entrée de jeu le développement du projet laissant ainsi le temps à la concurrence de réagir. Freinage parfois encouragé par les conseils contre-productifs de leurs accompagnateurs. En effet, l’approche de développement de type bottom up généralement prônée dans le réseau d’encadrement ne convient pas à la majorité des investisseurs, qui sont plutôt à la recherche de projets ambitieux leur permettant de multiplier leurs mises plusieurs fois en un temps très court.

Il ne faut pas obligatoirement de gros montants de capitaux pour démarrer une jeune pousse. Juste les fonds nécessaires à son décollage immédiat.

Autre manifestation courante de l’ignorance financière : la plupart des primo-entrepreneurs ont expérimenté ou ont entendu dire que lever des fonds est un parcours du combattant long et harassant. Dès lors, ils sont tentés de demander en une fois, et souvent au mauvais moment, plus que nécessaire dans l’immédiat. Par exemple, quémander d’entrée de jeu 10 millions d’euros, afin d’être financièrement à l’aise et ne plus devoir, avant longtemps, reprendre son bâton de pèlerin. Ils se disent ainsi qu’il vaut mieux 10 millions d’euros en une fois plutôt que 5 fois 2 millions, ce qui impliquerait de se lancer cinq fois sur le chemin de croix de la quête de capitaux. C’est une erreur ! Ils plongent alors aveuglément dans la réalité amère de la dilution.

Il ne faut pas obligatoirement de gros montants de capitaux pour démarrer une jeune pousse. Juste les fonds nécessaires à son décollage immédiat. On peut également fractionner le montant en fonction de réalisations intermédiaires. Il y a donc l’art et la manière de demander des capitaux…

Business angels – les visibles et les invisibles

La plupart des organismes d’encadrement des start-ups, tout comme la majorité des porteurs de projets, sont convaincus que la Belgique manque cruellement de business angels. Mais si vous vous dites qu’il n’existe chez nous que les quelques 300 investisseurs inscrits dans les rares Business Angels Networks encore opérationnels : vous êtes d’entrée de jeu perdant !

Les business angels répertoriés ne sont que la toute petite pointe émergente de l’iceberg. Même aux Etats-Unis on estime à pas plus de 8 % le nombre des investisseurs particuliers actifs inscrits dans un réseau officiel d’investisseurs.

En vérité, les business angels belges sont plus nombreux et ils ont les poches mieux remplies qu’on ne le pense, mais ils restent invisibles. Ils quitteront plus volontiers leur anonymat quand les intermédiaires commenceront à leur présenter les opportunités d’investissement de manière plus originale et plus intéressante.

Autre exemple tiré de la litanie des complaintes habituelles : “Rares sont les entreprises digitales qui se livrent à des Initial Public Offerings (IPO) qui leur permettront par la suite de monter en puissance et d’acheter éventuellement d’autres boîtes innovantes”. Doit-on y voir la marque d’une insuffisance du système capital-risque belge ? Ne pourrait-on pas plutôt l’expliquer par un manque de volonté de la part des dirigeants des jeunes pousses concernées ? En effet, l’introduction en Bourse n’est qu’une issue parmi d’autres. Il existe des techniques financières de cession-achat suffisamment rémunératrices mais avec beaucoup moins de contraintes techniques et administratives que l’IPO.

Problèmes relationnels

C’est un constat : 90% des start-ups digitales échouent. Et la faillite survient typiquement dans les 120 premiers jours ! Selon de multiples études récentes, le taux particulièrement élevé d’échec des start-ups est attribuable principalement à des problèmes de personnes au sein de l’équipe fondatrice.

Ainsi, une enquête récente menée aux USA en 2014 par des venture capitalists attribue la majorité (72%) de leurs échecs concernant les jeunes entreprises qu’ils ont en portefeuille à des conflits interpersonnels au sein de l’équipe de management.

Dans une autre étude en 2015 on a demandé à des investisseurs français d’identifier les difficultés pouvant survenir dans les entreprises qu’ils ont en portefeuille : 67% des problèmes évoqués impliquaient des différends et tensions au sein de l’équipe dirigeante.

Selon les travaux (publiés en 2014) des professeurs Noam Wassermann (université de Harvard) et Thomas Hellmann (université d’Oxford) portant sur une petite dizaine de milliers d’entreprises : 65% des start-ups échouent essentiellement en raison de problèmes interpersonnels au sein de l’équipe dirigeante. Et dans 88% des cas, l’équipe dirigeante correspond à l’équipe fondatrice.

Dans la majorité des cas, la raison de l’échec n’est ni une technologie dépassée, ni une inadéquation du produit au marché, ni une insuffisance de potentiel de ce marché, ni une exacerbation de la concurrence, ni une réglementation délétère, ni un business modèle déficient, ni aucune autre cause externe. Toute bonne équipe peut surmonter ce genre d’obstacles exogènes et pivoter opportunément.

Non, dans 70 % des cas, l’échec est le résultat d’une envenimation graduelle des relations entre les associés-dirigeants qui trouve ses origines, d’une part, dans le mauvais choix des co-fondateurs (mauvais sondage de leurs tempéraments individuels et de leur capacité entrepreneuriale) et, d’autre part, dans la mauvaise répartition des rôles, des tâches et de la propriété (et donc des revenus) de la start-up. La résolution bâclée de ces deux dilemmes fondateurs est également le symptôme d’une certaine inaptitude start-uppeuriale des fondateurs.

En creusant un peu, on commence à comprendre que très peu de fondateurs et d’accompagnateurs sont capables de donner corps aux évidences du type : “il faut bien s’entourer” ou “une belle start-up, c’est d’abord une équipe exceptionnelle !”

En l’occurrence, on sait généralement ce qu’il faut faire mais on ne sait pas comment le faire. Comment sonder les capacités et la légitimité de ses associés ? Comment partager avec eux le capital-actions de la société ? Au fur et à mesure du développement de la start-up, on se rendra compte que dans la majorité des cas les équipes fondatrices ne sont ni suffisamment soudées, ni suffisamment complémentaires.

Très peu de fondateurs et d’accompagnateurs sont capables de donner corps à certaines règles évidentes.

Trop peu de personnes savent comment faire évoluer une boîte IT en Belgique. Et quand on s’ait s’entourer il y a alors le problème du recrutement. Des idées, il y en a plein et partout. Par contre, les bons profils sont extrêmement rares et chers ! C’est un élément à considérer dans l’impéritie start-uppeuriale des fondateurs. Une pointure accepterait-elle de quitter une situation confortable (peu de travail et grassement payé) pour une situation instable (beaucoup de travail et mal payé), en attendant des lendemains qui chantent ? Pas évident, d’autant plus que nous ne sommes pas les champions en matière de créativité pour rémunérer et récompenser les associés d’une jeune pousse.

Carl-Alexandre Robyn

Associé-fondateur des cabinets Valoro

Lire les volets déjà publiés de cette analyse:

1 – Pléthore d’explications secondaires, illusoires

2 – Frileux, les capitaux-risqueurs belges ?

Et la suite de l’analyse…

4 –  Les faiblesses des parties prenantes

5 – Comment améliorer l’écosystème ?