Plaidoyer pour l’enseignement de l’histoire de l’informatique

Tribune
Par Marie d’Udekem-Gevers · 16/12/2015

Marie d’Udekem-Gevers est professeur à l’UNamur. Elle y donne depuis plus de 12 ans un cours… d’histoire de l’informatique. Elle était bien entendu convaincue de l’utilité et de la pertinence d’un tel cours mais elle a voulu vérifier la perception qu’en ont les premiers intéressés.

Un tel cours a-t-il un sens à l’heure où tout s’accélère, où la seule notion de passé s’exprime parfois désormais au fil d’une ‘timeline’ virtuelle? Qu’est-ce que l’enseignement de l’informatique a à gagner en reparlant vieilles bécanes et technologies perçues comme antédiluviennes?

Dans cette “carte blanche”, Marie d’Udekem-Gevers relaie les réactions et commentaires qu’elle a recueillis au fil des ans, dans l’espoir que cela suscitera sinon de nouvelles passions ou vocations, tout au moins que cela incite les jeunes à aller au-delà d’une perception de l’IT “pure et dure”.


Ayant le privilège d’assurer un cours obligatoire de 30 heures d’histoire de l’informatique, depuis plus de douze années à l’Université de Namur, je voudrais apporter ici mon témoignage et aussi celui d’étudiants.

En tant que conseillère pédagogique responsable pendant de nombreuses années des évaluations et de leur dépouillement, j’ai pu me rendre compte, à moultes reprises, de la valeur importante à accorder aux évaluations estudiantines. Les témoignages des étudiants en ce qui concerne mon propre cours d’histoire de l’informatique contribuent donc très largement à l’avis personnel que je me suis moi-même forgé au sujet de sa pertinence. Je vais donc livrer ici une synthèse d’évaluations écrites récoltées.

Une exception qui mériterait d’être règle?

Ce cours, à ma connaissance, est unique en Belgique. Il est donné en Faculté d’informatique, actuellement aux étudiants de 1er baccalauréat, mais il est suffisamment général et interdisciplinaire pour, au fil du temps, être devenu ouvert et fréquenté aussi par des étudiants d’autres facultés (par exemple, celle de philosophie et lettres).  

Cours d’histoire de l’informatique. Retour sur les origines

Dans le cadre de ce cours, l’informatique est définie comme une techno-science impliquant l’ordinateur, c’est-à-dire un “automate à calculer dont le programme est enregistré en mémoire centrale (stored program computer).”

Ce cours, abondamment illustré de photos et de vidéos, englobe l’“histoire longue”, c’est-à-dire qu’il analyse aussi les racines de l’informatique (en particulier les origines de l’automatisme et donc de la programmation) et remonte très haut dans le temps.

Je partage en effet complètement le point de vue de Jean d’Ormesson lorsqu’il affirme “Comprendre, c’est remonter aux origines.” Par ailleurs, je m’inscris dans la droite ligne de l’historien Jean Stengers qui recommande de faire en sorte que l’étudiant garde bien à l’esprit le rôle du hasard dans l’histoire. Le hasard est, écrit-il, “le coup de gong qu’il faut faire retentir de temps à autre pour rappeler l’absence de déterminisme”.

De plus, dans ce cours, je prends le temps de décrire de nombreux échecs et voies sans issues dans cette histoire pour éviter que cette dernière n’apparaisse fallacieusement comme une succession linéaire d’événements fructueux.

Quelles sont les réactions des étudiants par rapport à ce cours et à son approche?

La plupart sont d’abord souvent étonnés puis, progressivement, de plus en plus intéressés. Certains deviennent véritablement passionnés.

L’un d’entre eux confie: “Dans un premier temps, il est vrai que le concept d’un tel cours en Faculté d’informatique me semblait étrange et un peu ‘facultatif’. Mais c’est en allant au cours et en apprenant tout ce qu’on a vu que le cours prend son sens.”

Et, précisément, le sens et le bénéfice de ce cours sont ouvertement reconnus par pratiquement tous les étudiants au moins en fin d’année.

Les résultats des évaluations [effectuées tous les trois ans, sur base volontaire et – chose importante – anonyme] peuvent se répartir selon trois axes, pris successivement en compte dans les paragraphes qui suivent:

  • la facilitation de la compréhension des autres cours de leur cursus en informatique
  • l’impact possible sur leur avenir professionnel
  • et enfin la contribution à leur formation personnelle.

Voir, en fin de texte, quelques citations puisées parmi les commentaires formulés par les étudiants lors des évaluations.

Enrichir la formation professionnelle

Au sujet de la complémentarité avérée avec les autres cours déjà suivis en 1er baccalauréat (par exemple, programmation ou mathématique pour l’informatique), les étudiants sondés sont unanimes, même s’ils n’y voient pas l’intérêt le plus important de ce cours d’histoire. Grâce à ce cours, ils comprennent aussi, disent-ils, “pourquoi les mathématiques sont si présentes en informatique.” L’un d’eux résume son ressenti de la façon suivante: “C’est un véritable avantage de posséder un bagage historique pour suivre les autres cours. Il est plus aisé de replacer les évènements, de comprendre les mécanismes qui se sont mis en place et de faire des liens entre les divers éléments.”

Marie d’Udekem-Gevers: “La connaissance du passé permet aux étudiants d’avoir un point de vue critique sur l’état actuel ou futur non seulement de l’informatique mais aussi de la profession d’informaticien.”

En ce qui concerne l’impact du cours d’histoire de l’informatique sur leur formation professionnelle, les étudiants ayant évalué le cours sont en désaccord: quelques-uns sont réservés mais beaucoup d’autres, plus positifs.

Certains, par exemple, soulignent que la connaissance du passé leur permet d’avoir un point de vue critique sur l’état actuel ou futur non seulement de l’informatique mais aussi de la profession d’informaticien. D’autres mettent en évidence que la prise de conscience de la rapidité des changements survenus dans un passé récent de l’informatique et de leur caractère partiellement aléatoire les incite à se préparer à être adaptables professionnellement. Et l’un d’entre eux ajoute: “Je pense que les éléments apportés dans ce cours participent à la construction de ma future crédibilité professionnelle.”

Par ailleurs, tous les étudiants ayant répondu aux questionnaires d’évaluation sont unanimes à souligner avec force l’intérêt du cours pour leur formation personnelle. Ils se déclarent ravis d’avoir la possibilité, via ce cours, de prendre du recul par rapport à leur discipline, d’augmenter leur culture, aussi bien informatique que générale, et d’accéder à une vision plus humaine du monde.

Une quête de vision globale

Pour terminer, je me permets de reprendre la parole pour aller au-delà des affirmations des étudiants, dont je reconnais par ailleurs la justesse en général.

40 ans nous séparent de ce tout premier ordinateur Apple, construit dans un petit garage de la Silicon Valley…

Je voudrais expliciter en effet que je suis intimement persuadée que pour comprendre en profondeur ce qu’est un ordinateur, il est indispensable d’en étudier l’histoire et celle des techniques qui y ont abouti. En particulier me paraît incontournable l’histoire des automates (couvrant beaucoup de domaines différents – notamment les annexes des horloges, les instruments de musiques programmés, le tissage – avant d’arriver à celui du calcul).

Je pense aussi que les étudiants actuels sont souvent en manque de culture et en recherche (peut-être inconsciente) de synthèse globale cohérente car le Web est, par nature, incapable de leur offrir cela. En effet, comme l’affirme Marc Foglia, “avoir accès au savoir et intégrer ce savoir sont deux réalités bien différentes.” L’histoire longue que je propose répond donc, me semble-t-il, à un besoin des étudiants.

Marie d’Udekem-Gevers: “Les étudiants actuels sont souvent en manque de culture et en recherche (peut-être inconsciente) de synthèse globale cohérente car le Web est, par nature, incapable de le leur offrir.”

D’autre part, je trouve utile et formateur de faire réfléchir les étudiants à l’importance de l’imprévisibilité des événements dans l’histoire de l’informatique pour les inciter à être proactifs et saisir eux-mêmes toutes les opportunités qui s’offriront à eux dans leur vie tant professionnelle que privée.

Pour terminer, je voudrais tout d’abord faire part de mon souhait que ce cours si singulier perdure et même fasse des émules dans les autres universités du pays.

Je voudrais enfin souligner que l’accueil généralement réservé par les étudiants à ce cours est à la fois très enthousiasmant et gratifiant pour l’enseignant. Donner, chaque semaine d’un quadrimestre, un cours d’histoire de l’informatique est pour moi, chaque fois, un vrai moment de bonheur!

Petit florilège
  • “Ce cours est complémentaire des autres, surtout de celui de programmation. Il permet de comprendre d’où est venu tel ou tel élément de programmation.”
  • “Ce cours nous montre tout d’abord le caractère changeant de l’informatique: elle a toujours évolué et il nous sera nécessaire de nous adapter continuellement. Il nous montre aussi les erreurs qui ont été commises durant l’histoire, les problèmes rencontrés et les solutions trouvées, ce qui peut nous permettre de comprendre l’utilité de certains concepts, tels que la programmation orientée objet ou l’open source.”
  • “Il est important pour les informaticiens (de manière générale, pour tout praticien d’un quelconque domaine) de connaître le passé de leur domaine d’application. Cela permet de mieux appréhender le présent mais aussi le futur. Une connaissance des événements passés, de tout ce qui fait un domaine permet (à mon sens) de mieux comprendre à quel point l’avenir est incertain et, partant de ce constat, cela permet de vivre avec moins d’illusions quant à l’informatique.”
  • “Qui d’autre qu’un informaticien se doit de connaître les origines de l’ordinateur? Actuellement, la technique n’est plus suffisante, il faut aussi pouvoir prendre distance vis-à-vis de notre spécialisation pour voir plus large et comprendre les choses en profondeur.”
  • “Ce cours m’a permis de comprendre qu’il faut parfois des échecs […] pour ‘construire’ quelque chose de mieux.”  [ Retour au texte ]