Fabien Pinckaers (Odoo): “transformer un marché de services en un marché de commodity”

Interview
Par · 28/05/2015

En dix ans d’existence, Odoo aura connu trois moments-clé, trois stades où elle a modifié ou changé de cap.

Le premier est intervenu en 2010 lorsque la société s’est transformée de prestataire de services (implémentation ERP) en éditeur de logiciels. Résultat: en l’espace de 30 mois, son chiffre d’affaires a été multiplié par 7.

En 2014, ce fut le moment de mettre le turbo, de se donner une nouvelle envergure, en ce compris à l’international. Passage obligé: la recapitalisation avec une levée de fonds de 10 millions de dollars (environ 7,4 millions d’euros), effectuée auprès d’une série d’investisseurs privés et publics aux rangs desquels figurent Sofinnova Partners, Xavier Niel, Olivier Rosenfeld, la SRIW et XAnge (relire notre article d’hier pour plus de détails sur les différentes phases d’investissement). 

Objectif: renforcer les équipes (ventes, marketing…) et étendre la société, notamment à l’international.

Odoo en quelques chiffres

  • quelque 600 partenaires d’implémentation dans le monde (une quarantaine en Belgique); pour beaucoup d’entre eux, Odoo représente la majeure partie de leurs activités (projets, implémentations…)
  • 5.000 développeurs à travers le monde (principe de la communauté open source)
  • 250 employés, dont 116 ETP en Belgique (près de 70 à Grand-Rosière, le reste à Bruxelles) – (plus de 80 en Inde où elle a établit un site de services et de R&D), aux Etats-Unis (40 à San Francisco, 10 à New-York)
  • 2012: première entreprise belge à intégrer le classement Deloitte Technology Fast50, grâce à une progression de 1.549% du chiffre d’affaires sur une période de 5 ans.
  • chiffre d’affaires: 8,4 millions d’euros, soit une progression de 33% par rapport aux 6,3 millions de 2014.
  • QG: Grand-Rosière (près de Perwez dans le sud du Brabant wallon). Bureaux: Bruxelles, Paris, Hong Kong, San Francisco, New York. Centre R&D (et services) en Inde
  • tours de financement: 3 millions d’euros en 2010; 7,4 millions en 2014; et une avance récupérable de 1,4 millions en 2011

Une autre réorientation (partielle) intervenait en effet à la même époque. Sans abandonner son positionnement d’éditeur open source, Odoo a ajouté des activités de vente directe à un modèle qui, jusque là, passait quasi exclusivement par l’indirect et un réseau de partenaires.

Mais ces ventes directes, contrairement à un modèle bien établi, ne visent pas les grands comptes, la frange supérieure de la clientèle. Au contraire, Odoo “vend” en direct aux petites PME et TPE – moins de 30 utilisateurs. Nous mettons “vendre” entre guillemets car le modèle est celui du SaaS. L’open source n’impliquait déjà aucune vente de licence (uniquement des prestations de maintenance). Désormais, pour cette cible, il n’y a plus de projet d’implémentation sur site.

 

Comment Odoo structure-t-elle cette double approche?

Fabien Pinckaers: “Ces 18 derniers mois, nous avons évolué vers un double modèle: des partenaires d’une part, pour la prestation de services d’implémentation pour les entreprises de plus grande taille; de la vente directe, de l’autre, pour les sociétés de moins 30 utilisateurs. Dans un mode “produit out of the box”, sans frais fixe de départ et pour quelques centaines d’euros par mois.”

Odoo n’a-t-elle pas “fâché” ses partenaires en prenant ce tournant?

“Très peu. Cela ne se fait pas détriment de l’indirect dans la mesure où nos partenaires n’étaient pas intéressés par des sociétés de moins de 20 ou 30 personnes. Une société de services vend des consultants à 800 euros pas jour, ce qui est en dehors de ce que peut se permettre une petite PME.Typiquement, un partenaire n’est pas intéressé par un projet à moins de 15.000 euros. Difficile d’être rentable en-dessous de cette barre. Nous, nous vendons cela à 200 euros par mois… Notre nouvelle cible n’est pas un marché de services.

C’est pour cela que cela a marché. Nous visons un marché que les partenaires n’adressaient pas.

C’est vrai que nous avons également dû “éduquer” le réseau. Certains partenaires voulaient également viser les “moins de 20”. Nous les avons donc formés [pour les services d’accompagnement initial – voir ci-dessous] et et, par ailleurs, nous avons amélioré le produit [simplification de l’interface et du fonctionnement] pour que cela marche…”

Aujourd’hui, Odoo dit signer (dans le monde) quelque 400 nouveaux utilisateurs gratuits par jour [l’offre est gratuite jusqu’à 2 utilisateurs pour une même société] et 120 clients payants par mois.

Ces clients se situent essentiellement en Belgique, en France et aux Etats-Unis.

Hébergement? Dans divers data centers d’opérateurs, dont OVH (France), Amazon (UK) ou encore un prestataire canadien qui dessert les Etats-Unis et un autre partenaire en Asie.

Aujourd’hui, la vente en direct demeure moins importante que l’indirect mais par contre, cet axe grandit plus vite.

Vous dites viser des sociétés de moins de 20 ou 30 personnes mais le SaaS peut aussi intéresser de plus grandes sociétés…

Nous nous imposons une barrière. Nous ne faisons que de l’out of the box, sans développement spécifique. Plus on monte en taille d’entreprises, plus elles ont des exigences en termes d’adaptation du logiciel par rapport à leurs besoins. Dès que l’on atteint les 30, 50, 60 personnes, il y a du développement à la clé, du service à prester. Nous ne voulons pas le faire en SaaS. Pour des raisons techniques. Quand on vend un ERP à 200 euros par mois, il faut que cela fonctionne sans souci, que cela soit super-simple. On n’a pas de marge de manoeuvre. On ne peut donc pas accepter de faire du développement spécifique, de debugging de module… Ça, c’est le métier de partenaires.

La disponibilité du client influence beaucoup le succès d’un projet…

Quel est le modèle pour l’accompagnement du client? (Rappelons qu’Odoo s’adresse ici à de petites PME et TPE ne disposant pas ou pas forcément de compétences spécifiques en interne)

Il n’y a pas de service au sens de projet [projet d’implémentation]. Cela se limite à de l’accompagnement via des formations et interactions en-ligne.

Dès que nous avons un nouveau client, nous lui assignons un chef de projet qui prépare le travail et organise un appel chaque semaine, ou toutes les deux semaines, avec le client. A chaque call, le consultant met une application en production (gestion des stocks, achats, CRM, site Internet…). J’aimerais qu’un jour, le client puisse le faire en partie lui-même. Certains le font déjà mais trop peu.

Nous avons intégré des outils de formation au produit, pour expliquer par exemple comment structurer une démarche commerciale, comment apposer des codes-barres… Toutes des notions de base qui ne sont pas liées au produit mais au business.

Ce qui fait le succès d’un projet, c’est la disponibilité du client. Là où on souffre, c’est quand le manager n’est pas disponible… S’il veut structurer ses équipes de vente ou installer un CRM, il doit prendre certaines choses en charge, définir les phases de la vente, former ses collaborateurs, définir des rapports avec des KPI…

Côté indirect, comment Odoo gère-t-il son réseau et évalue-t-elle l’adéquation de nouveaux partenaires?

On filtre les demandes. Le moyen utilisé est simplement l’obligation de suivre des formations [techniques, dans les différentes implantations d’Odoo, et fonctionnelles, en-ligne], de se faire certifier et… de payer la contribution. Cela bloque déjà les plus petits candidats.

Tout le monde, toutefois, dans le camp des partenaires, n’est pas forcément heureux de la manière dont Odoo gère son réseau. C’est en tout cas le message qu’a voulu récemment faire passer RealDolmen. Après le rachat de la société montoise Alfea, elle avait dit sa volonté de demeurer partenaire Odoo. Avant de changer d’avis, invoquant un manque de différenciation dans la masse de partenaires autorisés à démarcher les ‘gros’ clients.

Fabien Pinckaers concède, pour sa part, que l’ajout du modèle SaaS a “provoqué quelques débats” avec le réseau. “Certains partenaires ont perdu quelques contrats parce que les clients sont passés chez nous mais c’est resté à mon avis très sporadique…”

En fait, il est très difficile de savoir d’avance si un partenaire sera bon ou mauvais. On a donc pris l’optique de dire: prenons-les tous et laissons les choses se décanter. On a instauré des grades (Ready, Silver, Gold).

Plus les partenaires sont efficaces, plus ils montent en grade et plus nous leur procurons de services (plus de support, de marketing…).

Un account manager pour la catégorie Ready gère 60 partenaires. Un responsable Gold Partners n’en gère que 20. Pour les plus grands partenaires, dès que cela devient stratégique, nous exigeons un business plan que nous analysons (équipe, moyens mis en oeuvre…).

La croissance

Peur de grandir? Odoo et son patron Fabien Pinckaers auraient plutôt peur de ne pas grandir assez vite. “C’est une exigence dans notre domaine – l’ERP – où les concurrents s’appellent SAP ou Oracle.” et où le marché et les débouchés sont planétaires (Odoo n’a pas commis l’erreur de vouloir être une solution belge pour clients exclusivement belges).

“Rester petit, pour nous, c’est mourir”, résume Fabien Pinckaers. “Nous ne nous posons pas la question “faut-il grandir?”. C’est une évidence et nous sommes loin du stade de la stabilisation.”

En Belgique, la société continue par exemple d’engager de 6 à 8 personnes par mois. Une demande de permis de bâtir vient d’ailleurs d’être introduite pour la construction d’un nouveau bâtiment, sur le terrain de Grand-Rosière. De quoi accueillir… 130 personnes de plus.

Pour Odoo, c’est donc un peu la course à la croissance, ou, tout au moins, la lutte pour garder la bouée bien en vue aux yeux du marché, ne pas se laisser submerger par les vagues provoquées par les majors. Et naviguer en préservant son originalité et ses caractères différenciateurs. Pour cela, Odoo mise notamment sur la convivialisation la plus poussée possible de son logiciel.

Le défi du SaaS

En se lançant dans le modèle SaaS et la vente directe aux plus petites entreprises, Odoo s’est aussi imposée comme nécessité d’être présente, en local, sur divers marchés étrangers.

Fabien Pinckaers: “Il y a dans le modèle SaaS en self-service une chance nouvelle de résoudre l’équation du sous-équipement des PME.”

Ce qui explique les bureaux commerciaux en France et aux Etats-Unis et l’ouverture prochaine d’une antenne au Royaume-Uni. “La vente et l’accompagnement aux PME doivent se faire en local, dans la langue du client. Adresser des leads outre-Manche à partir d’ici n’est pas aussi simple que ce qu’une société locale peut faire.”

Cela implique-t-il qu’Odoo va ouvrir d’autres antennes?

Pas tout de suite. Nous allons d’abord nous concentrer sur une accélération aux Etats-Unis, si tout va bien, et stabiliser les revenus.

Un modèle SaaS en vente direct vous permet-il, en termes de moyens générés, d’ouvrir ainsi plusieurs antennes?

Le SaaS est un modèle où le coût d’acquisition [de clients] est en effet élevé. Généralement, on investit même pour avoir un client. On ne récupère l’effort qu’après 18 mois.

Le client n’a en effet pas de frais de démarrage, il ne paie que quelque chose comme 200 euros par mois. De notre côté, il y a le coût de la vente et du service pour le lancement. Mais, après, cela rapporte. Il n’y a plus rien à faire pour les années 2, 3, 4, 5… Le client paie son abonnement et, en moyenne, reste 10 ans.

Le SaaS est un modèle rentable mais n’amène pas de cash pour se développer rapidement. C’est contre-balancé par l’indirect mais qui concerne des volumes [de clientèle] plus bas. Pour l’instant, c’est donc l’indirect qui nous fait vivre mais le SaaS représente l’avenir.

Le financement

A plusieurs reprises, Odoo s’est mise en quête de capitaux frais pour financer sa croissance. Voici un peu plus de deux ans, alors qu’il n’y avait pas réellement péril en la demeure du côté des ventes, la société a malgré tout dû faire face à un trou d’air. Sa trésorerie ne lui laissait plus que quelques semaines de répit. Un problème passager, étiqueté à l’époque “problème de croissance”. S’étant tournée vers les banques, la société s’est vu opposer une fin de non recevoir. Ou, en tout cas, la ligne de crédit qui aurait été octroyée ne lui aurait permis que de tenir trois semaines.

Il a dès lors fallu licencier du personnel, “assainir”. Ce qui, tous comptes faits, estime aujourd’hui Fabien Pinckaers, fut une bonne chose pour se lancer dans la quête de capitaux frais en 2014.

Comment voit-il l’intervention des pouvoirs publics, européens ou belges, pour le secteur ou une société telle la sienne?

Je crois qu’il y a quelque chose à faire dans le sens d’une utilisation plus efficace des fonds publics à destination des entreprises. Cela pourrait avoir un réel impact sur l’emploi. Mais c’est un véritable défi. Beaucoup de subsides destinés à la R&D sont très mal utilisés et aboutissent dans des endroits où il y a peu de levier à l’emploi.

Parce que les investissements se font dans les mauvais secteurs, auprès des mauvais acteurs?

En Belgique – je ne peux parler que pour la Belgique -, beaucoup de budgets vont aux universités. Cela débouche rarement sur la création d’une société. Beaucoup font de la recherche dans un but de recherche et non pas pour développer du business. Soit les aides sont trop compliquées, soit elles ne bénéficient pas aux bonnes personnes. Elles visent parfois des secteurs créés artificiellement, comme les panneaux solaires, parfois les subsides ne correspondent pas aux projets.

Je suis par exemple très heureux d’avoir bénéficié d’une aide récupérable de la DGO6 (1,4 million) mais nous voulions développer un certain type de produit… qui ne rentrait pas dans le moule. Nous avons donc dû faire un compromis, par rapport au produit qu’on savait être bon pour nous, afin de rentrer dans les critères de l’aide. Est-ce bien efficace? Même si je comprend qu’on ne puisse pas financer tout et n’importe quoi…

Paradoxalement, on a commencé à bénéficier de ces aides quand on n’en avait plus besoin. Au début, quand on galérait, quand on était encore une vingtaine de personnes, on n’avait pas de subside. C’est seulement après avoir levé 3 millions d’euros que nous avons obtenu cette aide récupérable.

A quel stade et sous quelle forme une aide publique vous aurait-elle été utile?

Ça aide à tout moment mais selon une échelle différente. Si on avait pu bénéficier d’une aide de 200.000 euros quand nous étions 3, cela nous aurait facilement fait gagner deux ans. Aujourd’hui, une telle aide n’aurait aucun impact. Par contre, une aide de 2 millions aujourd’hui nous ferait gagner un an. Tout est relatif…

J’aime bien les aides qui sont directement liées à un résultat positif pour le pays. Par exemple, les aides à l’emploi sont géniales. L’entreprise grandit et a un impact. J’aime moins les aides du genre appel à projets, même dans notre secteur. C’est souvent très formaté. Certains participent à des appels à projet, pour obtenir des aides, alors que cela ne correspond pas à ce qu’ils auraient fait, stratégiquement, pour leur entreprise… Ce n’est pas efficace.

Une aide intéressante, par exemple, est celle de l’Awex. Un investissement à l’étranger, c’est nécessairement positif. Cela peut, certes, ne pas marcher mais cela veut dire que c’est une société en expansion qui va s’étendre à l’étranger.

En quoi Fabien Pinckaers conseillerait-il à d’autres entreprises ou porteurs de projets d’imiter ce qu’Odoo a fait ou, au contraire, d’éviter certaines erreurs commises?

“Ce que nous avons bien fait, c’est “just do it”. On a créé la société très vite. Nous sommes partis en Inde, avec notre petit sac à dos, ouvrir une filiale quand on n’avait pas de moyens. Idem aux Etats-Unis, avec un peu plus de moyens…

Nous avons beaucoup investi en R&D, quitte à nous mettre en difficultés financières.

C’est une question d’y aller. Si on veut, on peut. Beaucoup sont encore trop timides quand il s’agit de développer leur entreprise…”

Quelle limite, lors des moments difficiles, vous êtes-vous fixée en termes de risque?

La limite, c’est le cash… Maintenir la rentabilité ou, en tout cas, ne pas descendre en-dessous de zéro. Quand cela va mal, il y a deux possibilités: soit freiner, soit tenter quelque chose d’audacieux qui peut ramener plus. On a souvent réussi en tentant quelque chose d’audacieux. Cela n’a pas toujours marché mais on l’a fait souvent, les réussites ont compensé tout le reste.

Fabien Pinckaers: “Quand cela va mal, il y a deux possibilités: soit freiner, soit tenter quelque chose d’audacieux qui peut ramener plus. On a souvent réussi en tentant quelque chose d’audacieux. Les réussites ont compensé tout le reste.”

Comment voit-il l’avenir, les prochaines étapes pour Odoo?

On n’est encore qu’au tout début. C’est comme une équation, un marché à “cracker”: faire en sorte que les PME arrivent à utiliser un intégré de gestion, sans service, pour quelques centaines d’euros. On est au tout début d’y parvenir. On veut en fait transformer un marché de services en un marché de commodity. Quand on y arrivera, on pourra couvrir 80% des entreprises qui n’ont pas de logiciel de gestion parce qu’elles ne peuvent pas se le permettre.

Mais c’est encore loin d’être parfait. Nous avons encore peu de clients en self service. Quand on sera plus mature, nous aurons plus de clients en self-service, qui auront besoin de moins d’accompagnement.

En rendant le produit plus convivial?

C’est une question de produit mais aussi d’accompagnement parce qu’une grosse partie de la complexité se trouve du côté de l’entreprise [cliente]. Les sociétés qui ont besoin d’un CRM ne savent pas ce qu’est un processus commercial, n’ont peut-être pas encore défini les phases de la vente… Il faut donc les aider à structurer le processus commercial.

Le défi se situe donc à la fois dans le département services pour définir des méthodologies, pour définir des outils, des vidéos de formation… et dans le département produit pour le rendre encore plus simple.