Bruno Colmant: “la Belgique a été trop passive vis-à-vis des potentiels technologiques”

Hors-cadre
Par · 20/03/2015

Source: AQT

Dans le prolongement d’une étude portant sur l’impact de l’informatisation sur l’économie de l’Allemagne et de l’Union européenne, effectuée par le bureau conseil Roland Berger Strategy Consultants (voir notre autre article pour plus de détails sur cette étude), le professeur Bruno Colmant (1) a analysé l’impact de l’informatisation (ou “numérisation”) sur la situation de l’économie belge et sa croissance.

Aidé de deux étudiants en doctorat, il en est venu à la conclusion que la majeure partie de la croissance du PIB belge (croissance annuelle moyenne de 1,34% entre 2000 et 2012) a été alimentée par les technologies numériques. Selon ses calculs, l’ICT et le numérique seraient ainsi source de 1,15% de croissance annuelle moyenne, soit 86% de la croissance totale.

Bruno Colmant est professeur à l’ICHEC et aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il est par ailleurs associé du bureau conseil Roland Berger Strategy Consultants et membre ou conseiller de divers conseils d’administration (Ageas, Alcopa).

Par le passé, il fut notamment le CEO de la Bourse de Bruxelles, membre du comité de gestion d’Euronext, chef de cabinet de Didier Reynders (aux Finances) et membre du comité exécutif d’ING.

C’est là, essentiellement, l’effet d’une progression en termes de périmètre du travail: les nouvelles technologies ont permis de travailler mieux et plus vite.

“J’ai tenté de déterminer, dans le taux de croissance de l’économie belge, la quote-part venant de l’informatique, des technologies au sens large – ce qu’on appelle aujourd’hui la “digitalisation” – et ce qui provenait d’autres sources, telles que la quantité de travail. Ma conclusion, intuitive, est qu’environ 90% de la croissance, c’est-à-dire des gains de “productivité” de l’économie, de l’accroissement de richesse de la population, viennent de la technologie.”

Bruno Colmant: “On a bien investi en capital, on a pu, grâce à çela, travailler plus mais on n’a pas utilisé de manière optimale les gains en productivité qui peuvent en être retirés.”

Pas si bonne élève que ça

“En comparaison avec certains autres pays, la Belgique a davantage été influencée par la technologie. Cela peut paraître relativement contre-intuitif parce que nous apparaissons comme une économie somme toute peu “digitalisée” mais, en même temps, c’est une économie très riche puisque 70% du PIB est le fruit de services. Ce sont donc essentiellement dans les services que les gains de productivité se sont manifestés.”

 

CAGR global              2000 – 2012

CAGR numérique

Taux de croissance                           dû à l’IT

Belgique

1.34

1.15

86 %

Allemagne

1.06

0.89

84 %

Royaume-Uni

1.40

0.99

71 %

France

1.25

1.21

97 %

Pays-Bas

1.18

0.73

82 %

Suède

1.88

1.42

75 %

La croissance due à la numérisation est légèrement plus importante qu’en Allemagne. C’est là un “effet de rattrapage”, estime Bruno Colmant, effet que l’on constate également par rapport à d’autres pays comparativement plus informatisés, tels que le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la Suède.

 

Toutefois, comme l’indique le tableau ci-dessus, certains pays ont apparemment mieux exploité les ressources de l’informatisation pour faire progresser leur propre productivité économique.

Bruno Colmant: “On a remplacé des hommes par des processus informatisés mais on n’a pas, en même temps, suffisamment investi dans les hommes.”

“La croissance est venue d’investissements en capital technologique [Ndlr: c’est-à-dire en automatisation de processus, en automates de production, en ordinateurs et logiciels dans le secteur des services…].

Cela a permis de gagner du temps, d’augmenter la quantité de travail, mais la productivité elle-même n’a pas suffisamment augmenté.

C’est comme si on avait introduit l’automatisation, investi dans des machines, gagné du temps mais qu’on n’en avait pas profité pour “sur-performer” dans l’économie, qu’on n’avait pas exploité de manière optimale les gains fournis par la digitalisation.”

Ce problème, estime Bruno Colmant, est lié – en partie tout au moins – au problème du coût du travail. “On a remplacé des hommes par des machines [des processus informatisés] mais on n’a pas, en même temps, suffisamment investi dans les hommes. Peut-être parce que les hommes coûtent trop cher… Mais je m’avance peut-être un peu en disant cela parce que je ne peux pas le prouver.”

S’aligner sur l’Allemagne

Bruno Colmant estime dès lors que “la Belgique a été trop passive vis-à-vis des technologies.”

Pourquoi d’autres pays, tels que la France ou la Suède comme le montre le tableau, s’en sortent-ils mieux? Est-ce un problème d’erreurs dans les choix technologiques, de manques de compétences, de maîtrise technologique?

“La seule comparaison qui me semble valable est par rapport à l’Allemagne. Ce pays a décidé de manière très régalienne de garder une industrie. Pour garder une industrie compétitive, ils ont dû être beaucoup plus productifs et technologiques que nous. Nous n’avons pas réussi à développer une stratégie industrielle satisfaisante.”

Ce jugement de Bruno Colmant s’applique aussi bien à l’industrie en tant que telle qu’au secteur des services. “Dans le domaine de la finance, par exemple, on aurait pu créer des centres de services financiers beaucoup plus concentrés. Avec Euroclear, avec SWIFT, on aurait par exemple pu regrouper des banques. On ne l’a pas fait… En cela, l’Allemagne est un modèle. Ce pays a décidé de garder une politique extrêmement rigoureuse en termes de place dans l’économie, de faire des produits de qualité. Dans l’industrie, dans le bancaire avec des banques puissantes et très concentrées. Nous avons été plus passifs.”

A ses yeux, “les grands pays s’en sortiront mieux que les petits dans l’économie numérique”. Notamment parce qu’ils ont les moyens de mobiliser davantage de capitaux mais aussi parce qu’ils ont préservé des pans industriels, des “champions”. La France, qui “performe” mieux que la Belgique en termes de gains de productivité technologique (voir tableau ci-dessus), en est une illustration, “avec des centres de compétences dans des secteurs tels que le ferroviaire, l’aéronautique…”

Quels atouts aurait malgré tout la Belgique? “Notre atout est d’être le prolongement industriel de l’Allemagne. On aurait tout intérêt à s’inspirer du modèle allemand. Notre atout est d’avoir une frontière commune, tant du côté francophone que néerlandophone.”

Cet alignement sur l’Allemagne, il l’envisage aussi en termes de choix stratégique de secteurs industriels à privilégier.

Alliance objective entre public et privé

Autre défaut de la Belgique: “on a beaucoup de mal à faire des plans, à mettre tout le monde d’accord, d’avoir une vision cohésive de l’économie.”

Cela l’amène à parler de l’Agenda numérique qui se prépare du côté du Cabinet d’Alexander De Croo et des travaux du groupe Digital Minds for Belgium, dont il fait d’ailleurs partie. “Alexander De Croo est sur la bonne voie. Il faut un plan global, cohérent, pour notre économie. En ce compris au niveau des Régions. Les pays qui s’en sortent le mieux au niveau technologique sont ceux qui ont choisi d’aligner les intérêts privés et publics. Il faut faire des co-investissements, avoir une impulsion publique beaucoup plus précise parce que dans le monde de la technologie, les entreprises individuelles ne sont pas assez fortes pour s’en sortir. Elles sont trop isolées, trop faibles. Il faut un investissement public plus important parce que l’économie technologique est capital-intensive.

Bruno Colmant: “La Belgique a besoin d’un plan global, cohérent, pour son économie. Les pays qui s’en sortent le mieux au niveau technologique sont ceux qui ont choisi d’aligner les intérêts privés et publics. Il faut des co-investissements, une impulsion publique beaucoup plus précise parce que les entreprises individuelles ne sont pas assez fortes pour s’en sortir.”

Pour redresser la barre de notre “sous-performance” dans l’exploitation des potentiels de productivité technologique, il estime que la voie qu’explore Alexander De Croo et sa “dream team” Digital Minds est la bonne: il faut “associer une volonté d’Etat et des acteurs privés. Tels que Microsoft, Google, Mobistar, Proximus-Belgacom…” Reste à voir comment concrétiser.

Questionné sur le choix des sociétés siégeant dans ce groupe de travail – grandes entreprises, pour beaucoup étrangères, peu de représentants du tissu économique local -, il y voit un choix logique et nécessaire. “Ce sont eux les plus importants. Il faut associer les grands acteurs parce que ce sont eux qui comptent. C’est bien d’avoir un certain taux de start-ups mais ce ne sont pas elles qui vont changer le monde. Ce n’est pas cela qui va numériser, révolutionner une économie. Il faut des partenariats avec les grands acteurs numériques. Il faut déterminer avec les patrons de Google, de Microsoft etc. comment on peut travailler ensemble. Lorsqu’on passera par exemple à l’e-gouvernement, ceux qui fourniront les services, ce seront les gros opérateurs, pas les petites boîtes. C’est désagréable à entendre mais il faut avoir le courage de le dire.”

Voilà en tout cas qui semble indiquer que le rôle que pourraient – devraient? – endosser les divers membres (industriels) du groupe de réflexion Digital Minds ne se limitera pas à la génération d’idées et à la préparation de l’Agenda numérique d’Alexander De Croo. L’idée serait de les embrigader dans des conventions public-privé et dans des investissements dans la mise en oeuvre des orientations qui seront choisies (infrastructure, transition numérique de secteurs…).

Mais sous quelle forme, dans quelles conditions, selon quelles modalités et quel équilibre? Affaire à suivre.