Jeremy Le Van (Sunrise): un succès, 6 choses à retenir

Hors-cadre
Par Olivier Fabes · 16/02/2015

Vendredi dernier, nous avons pu rencontrer Jeremy Le Van, l’entrepreneur star du moment. Il rentrait de New York pour livrer ses impressions personnelles sur la revente à Microsoft – pour un montant estimé à 100 millions de dollars – de l’application de gestion de calendrier Sunrise, créée il y a deux ans dans un appartement à Uccle avec le Français Pierre Valade. Et accessoirement, fêter ses 31 ans avec ses proches … Une heure de conversation avec un Jeremy Le Van impressionnant de lucidité et de bon sens nous amène à tirer les observations suivantes.

1. La chance a joué, mais elle n’explique pas tout

Jeremy Le Van a l’humilité de reconnaître que le facteur chance a joué en sa faveur. “Nous avons rencontré les bonnes personnes au bon moment et le timing pour lancer notre appli était le bon.” Mais il n’explique pas tout. “La chance, il faut la provoquer. Pierre et moi avons toujours pris des décisions rapidement, sans tergiverser, que ce soit pour quitter New York ou ensuite y retourner.” Enfin, facteur de réussite au moins aussi important que la chance: une motivation à toutes épreuves. “Nous avons une sorte de rage, un besoin criant de nous prouver à nous-mêmes et aux autres. Le scepticisme de certains au tout début, notamment au BetaGroup où nous passions régulièrement, a été une motivation supplémentaire.”

Jeremy Le Van: “La chance, il faut la provoquer. Mais nous avons également toujours pris des décisions rapidement, sans tergiverser.”

Enfin, s’il peut maintenant marquer une pause et “se focaliser un peu sur sa vie privée”, Jeremy Le Van insiste sur le fait que lancer une start-up n’a rien de glamour: “Il ne faut pas ménager ses efforts.  Pendant 80% du temps, on travaille sur des tâches dont on n’a pas envie.” Et il faut savoir faire des concessions: “pendant deux ans, je n’ai pratiquement plus eu de loisirs. Il y a eu des moments très difficiles émotionnellement.”

2. Financé à New York, mais né à Bruxelles

Jeremy Le Van: “Peut-être que nous aurions également pu lever des millions en Europe, mais en cédant bien davantage qu’une part minoritaire.” Photo: Mari Sheibley

Sunrise est au moins aussi européen qu’américain. L’appli a en effet été développée pendant l’hiver 2012-2013 dans un appartement à Uccle, par Jeremy Le Van et Pierre Valade, tous deux démissionnaires de Foursquare à New York et contraints de rentrer en Europe pour cause de visas. “J’ai convaincu Pierre de prendre le Thalys et de s’installer à Bruxelles et nous avons également réussi à faire venir des Etats-Unis, Joey, notre premier ingénieur informaticien.”

Une fois le produit prêt, les co-fondateurs n’hésitent toutefois pas longtemps à retraverser l’Atlantique pour lever des fonds. “Peut-être que nous aurions également pu lever des millions en Europe, mais en cédant bien davantage qu’une part minoritaire.”

Surtout que Sunrise, comme la plupart des start-up à succès aux Etats-Unis, attire les talents (une douzaine en un an) en leur offrant des actions. Les investisseurs américains ont l’habitude de fonctionner avec ce modèle d’actionnariat salarié, mais exigent en revanche que les co-fondateurs soient présents sur le terrain et gardent le contrôle total.

Après avoir levé ses premiers deux millions en juin 2013, Sunrise a pu constituer une société à New York et ses co-fondateurs ont pu avoir des visas…

Jeremy Le Van insiste aussi sur le côté multiculturel de son entreprise: “il y a pas mal de Français, de Belges, des Canadiens, des Américains …”

3. Un montant fou, mais pour un enjeu énorme

Jeremy Le Van est le premier à reconnaître qu’il est complètement fou, pour le commun des mortels, que Microsoft débourse 100 millions de dollars pour racheter une application ‘gratuite’, qui n’a donc jamais généré de chiffre d’affaires. “Mais ils ont sans doute bien fait leurs calculs.” L’enjeu pour Microsoft, en intégrant Sunrise et ses 3 millions d’utilisateurs, est tout simplement de se réaffirmer comme le champion des outils de productivité, face à une concurrence de plus en plus large dans le cloud.

“Je pense que l’opportunité pour Microsoft est de réinventer les fonctions calendrier sur sa large base d’utilisateurs Exchange/Outlook. Ils ont détrôné à l’époque Lotus Notes et IBM et bien développé leur expertise sur Exchange depuis plus de 20 ans. Google Apps a essayé de leur faire de l’ombre en vain. Pour nous, c’est l’opportunité de travailler avec une entreprise dont le CEO, Satya Nadella, veut remettre l’accent sur les outils de productivité, comme par exemple mieux gérer son agenda et ses rendez-vous. On sent que Microsoft est à l’aube d’un nouveau commencement, un renouveau auquel Sunrise peut participer.”

Participer au renouveau de Microsoft…

Jeremy Le Van explique par ailleurs que Microsoft ne rachète pas seulement une appli, mais aussi une équipe focalisée sur les fonctions de type calendrier. “Aujourd’hui, pour fonctionner, une entreprise a besoin de trois choses: un e-mail, un calendrier et un outil de partage des documents, que ce soit OneDrive ou Sharepoint chez Microsoft mais aussi Dropbox chez les concurrents.”

4. Un tandem et des valeurs 

Comme tant d’autres histoires à succès, Sunrise repose sur un tandem, dont les performances tiennent à la complémentarité.

Un duo franco-belge complémentaire…

“Pierre et moi partageons les mêmes valeurs. Notre complicité franco-belge est un plus. Nous sommes tous les deux designers, mais avec une complémentarité dans les caractères. Pierre est un visionnaire. Je n’y serais pas arrivé sans lui, et j’ose imaginer qu’il dirait la même chose de moi. Il a un côté stratège.

Pour ma part, j’apporte plutôt la communication, le réalisme, la structuration. Je reste optimiste tout en restant les pieds sur terre.”

Parmi les valeurs, figure une certaine idée du partage et de l’esprit d’équipe: “nous sommes les instigateurs, mais nous ne serions arrivés nulle part sans nos 12 premiers employés. Il est tout à fait normal, ayant tous reçus des parts de l’entreprise, qu’ils empochent aujourd’hui une part du gâteau.”

Un certain positivisme aussi: “nous n’avons jamais voulu faire du business contre quelqu’un. Notre plus grand motif de fierté à l’heure actuelle, c’est l’équipe que nous avons construite.” Et enfin, un certain sens des réalités: “Sunrise continue. Le challenge n’est pas terminé, c’est un nouveau départ. On essaie de construire une relation sur le long terme avec Microsoft. Notre petite fusée est partie et maintenant on est aidé par une plus grosse fusée, qui va nous conduire jusque mars peut-être,” déclare un Jeremy Le Van qui se qualifie d’éternel insatisfait.

5. Pas besoin d’avoir un MBA

Ni Pierre Valade ni Jeremy Le Van n’ont un diplôme de gestion. “On a toujours pris les problèmes un par un, en étant méthodiques. Avec Sunrise, on a inventé notre propre manière de travailler, en partant d’une feuille blanche. On ne s’envoie pas d’e-mails au sein de Sunrise, mais on utilise d’autres outils plus innovants, comme le chat ou un outil de planification de tâches. A travers le produit, on réinvente notre façon de travailler.” C’est aussi cela qui a attiré Microsoft, tout comme la capacité à bien savoir s’entourer.

6. Oui, c’est possible pour des Belges!

Avec Jeremy Le Van, mais aussi Pieterjan Bouten (Showpad), la Belgique tient deux nouveaux entrepreneurs “américains” qui ont réussi à se faire une place au soleil sur le segment hyperconcurrentiel des applis mobiles. Sans doute déjà considérés comme des héros par la communauté des start-ups, le Francophone et le Néerlandophone sont aussi les hérauts d’une nouvelle tendance “mobile first” qui donne au smartphone la préséance sur le PC dans nos nouvelles habitudes de traitement de l’information.

Jeremy Le Van: “S’il y a une seule leçon à retenir, c’est qu’il n’y a pas de modèle.”

Sunrise “mobilise” notre gestion des calendriers et donc notre emploi du temps, professionnel et/ou privé (même si l’application est également conçue pour le PC), tandis que Showpad apporte aux vendeurs une appli sur tablette ou smartphone qui ringardise les logiciels classiques de gestion des forces de vente. Deux “success stories” belgo-américaines différentes (Showpad a un siège à Gand et génère déjà des millions de revenus, contrairement à Sunrise) mais tout aussi exceptionnelles par leur vitesse éclair. Des histoires hors normes donc, qui prouvent que tout est possible. “La Belgique me manque et cela m’intéressera certainement de partager mon expérience avec d’autres entrepreneurs belges. Mais je ne veux pas donner de leçon, car ce qui a marché pour nous ne marchera pas pour d’autres. S’il y a une seule leçon à retenir, c’est qu’il n’y a pas de modèle.”