Secteur numérique bruxellois: “les moyens existent mais encore faut-il les utiliser avec efficacité”

Hors-cadre
Par · 02/10/2014

Pour sa “rentrée”, le cluster Software in Brussels avait décidé d’organiser une table ronde, invitant cinq chefs d’entreprise à débattre notamment sur le thème des atouts que possède la Région de Bruxelles-Capitale et sur les pôles de compétitivité qui se mettent en place – dont ceux du numérique et de l’image. Ils sont notamment cités comme instruments d’évolution économique par la Déclaration de Politique Régionale (relire notre article).

L’occasion pour ces chefs d’entreprise de formuler leur avis sur la manière dont l’écosystème local (entreprises, enseignement, financement, secteur public) est actuellement structuré et sur les nouvelles mesures qui devraient être prises pour réussir cette ambition qu’a la Région bruxelloise de progresser dans la voie de la “transition numérique” et de devenir un pôle innovant en matière de nouvelles technologies.

Participaient à cette table ronde, par ordre alphabétique: Lionel Anciaux (Emixis), fraîchement désigné président du conseil d’administration du cluster Software in Brussels, Christophe Châtillon (Tapptic), George-Alexandre Hanin (Mobilosoft), Marc Tombroff (Numeca) et Jean-Louis van Houwe (Monizze).

Eviter le saupoudrage

L’un des pôles de compétitivité que veut initier la Région de Bruxelles-Capitale est celui “de la connaissance et du numérique”. Cette appellation peut paraître fort vague. Pour dynamiser le secteur et l’économie, réussir une potentielle différenciation (en jargon économico-politique, on parle de “spécialisation intelligente”), un pôle de compétitivité doit-il être générique ou thématique? Quelle(s) spécialisation(s) choisir?

Les participants à la table ronde rappelaient que les compétences et opportunités sont nombreuses: e-santé, mobilité, big data, Internet des objets… Ce sont là des thèmes déjà très courus. Mais le secteur IT local (bruxellois ou belge) compte d’autres potentiels de différenciation, dans divers secteurs verticaux, mais qui sont sous-exploités.

Marc Tombroff (Numeca) citait par exemple celui de la simulation – par exemple des écoulements de fluides – et de la conception visuelle, avec leurs applications possibles dans une multitude de secteurs d’activités: construction, énergie, automobile…

Plutôt que de vanter la Belgique en célébrant systématiquement la qualité de son chocolat, pourquoi ne pas mettre davantage en avant les sociétés qui sont leaders dans des secteurs technologiques?

Se spécialiser permet par ailleurs d’éviter le saupoudrage mais, soulignait Christophe Châtillon (Tapptic), “il est difficile d’anticiper, de déterminer quelle technologie sera porteuse à l’avenir et, donc, de parier sur elle.”

Aux yeux de George-Alexandre Hanin (Mobilosoft), il s’agit de “définir des secteurs-clé sur lesquels investir à long terme. En parallèle, il existe par contre des technologies vis-à-vis desquelles il faut être très réactif – comme par exemple l’Internet des objets”. Une réactivité élevée rendue nécessaire du fait que les cycles de renouvellement et surtout d’adoption généralisée par le marché s’accélèrent.

Un ingrédient essentiel, aux yeux de Lionel Anciaux, est celui du “networking, du coworking, du travailler ensemble. Quand on arrive à mettre ensemble des développeurs, des commerciaux, des marketeers, les résultats sont meilleurs. Si on peut arriver à pousser des initiatives et à réunir et activer des gens bien formés, cela permettrait de réagir très rapidement à ce qu’on ne peut pas prévenir aujourd’hui.”

Jean-Louis van Houwe renchérissait en estimant lui aussi qu’il faut choisir mais, “compte tenu de taille de notre marché, il faut faire particulièrement attention à faire le bon choix, de manière pragmatique, à cristalliser les énergies autour des initiatives qui existent déjà, en les choisissant en fonction des caractéristiques du marché local. Un exemple typique pour la capitale est le problème de mobilité. Pourquoi dès lors ne pas trouver des moyens pour que l’industrie du logiciel imagine des solutions en matière de mobilité?”

Qui doit choisir?

Choisir un thème de spécialisation pour en faire un pôle de compétitivité ou un fil rouge fédérant les efforts des acteurs locaux est lourd de conséquences. A qui incombe cette responsabilité?

“Il faut nécessairement des relais entre le monde privé et le secteur public”, estimait Jean-Louis van Houwe. “Tout le poids des décisions et du choix ne peut pas reposer sur un seul intervenant. Pour la mise en oeuvre des pôles de compétences, on a donné énormément de poids à un organisme public [Ndlr: il pointe ici le rôle joué par le CIRB, chargé de la mise en oeuvre mais également de la définition stratégique de divers projets et chantiers numériques]. Il faut contre-balancer cette prééminence du public.”

George-Alexandre Hanin voit quant à lui le secteur public jouer un autre rôle: “il doit monitorer, discuter davantage avec les gens sur le terrain, voir ce qui marche en Belgique et à l’international mais il ne faut pas prendre trop de temps si on ne veut pas passer à côté d’opportunités.”

Encourager l’innovation

Pour les cinq chefs d’entreprise, il ne fait aucun doute que les moyens et compétences existent en Belgique. Et qu’on n’a donc pas à craindre la concurrence internationale. “A condition d’être innovant”, insistait Marc Trombroff. “Pour cela, il faut encourager les jeunes à se lancer, à avoir des idées, et pas uniquement en termes de nouvelles technologies, mais aussi dans la manière de faire des affaires, de se vendre, de s’allier… Là est la clé.”

Marc Tombroff (Numeca): “Nous avons de très bons chercheurs chez nous mais ils ne sont pas assez nombreux. Il faut attirer davantage de jeunes vers les sciences.”

“Le problème actuel est peut être un fonctionnement en silos”, estimait pour sa part Christophe Châtillon. “Il suffirait de mettre les gens ensemble et de commencer plus tôt, dès l’école. De faire passer le message que c’est chouette de créer une entreprise. Il faut lancer le processus très tôt. Et aussi savoir ce que l’on veut faire. Veut-on qu’à l’horizon de deux ou trois ans, il y ait plein de petites structures ou veut-on essayer de lancer de futurs champions…?”

Toutes les pièces du puzzle

Un élément essentiel de succès sera la manière dont les pôles de compétences se structureront. Quels doivent donc en être les participants, selon quelles synergies?

Jean-Louis van Houwe: “Il faut se dire que l’objectif est de créer de la richesse. A la manière dont fonctionne une entreprise. Il faut donc appliquer certains concepts classiques. Tout d’abord, comprendre quel est le but recherché, quel est le marché. Ensuite, disposer de ressources humaines compétentes. Et cela concerne l’éducation – de la maternelle à l’université. La formation est-elle alignée sur les objectifs recherchés? On a par ailleurs besoin de financement. Tous les acteurs en la matière sont-ils en ligne avec les pôles de compétitivité?”

Il ajoutait que l’un des problèmes réside dans la dispersion des compétences entre plusieurs ministères- Economie, Informatique, Enseignement etc. Avec des ministres, de surcroît, qui ne sont pas toujours de la même couleur politique.

George-Alexandre Hanin: “le rapprochement entre entreprises et universités doit se faire dans les deux sens. Si les entreprises doivent plus systématiquement s’intéresser aux ressources que peuvent leur apporter les universités, les chercheurs, de leur côté, doivent aussi apprendre à sortir de leur univers et à mieux comprendre les besoins et les attentes des entrepreneurs.”

“Il faut s’assurer que tous les acteurs soient présents”, soulignait, de son côté, Lionel Anciaux. “Quand on met ensemble le monde des entreprises, le monde académique et qu’on y ajoute les pôles de financement, en ce compris dans leur dimension de consultance, cela ne peut que fonctionner. On voit comment cette proximité a permis à des sociétés de devenir leaders sur leur marché: IRIS et IBA à Louvain-la-Neuve, EVS à Liège…

Il y a 20 ans, beaucoup de start-ups naissaient dans un garage. Chacune de leur côté. Aujourd’hui, personne n’imaginerait plus de fonctionner de la sorte. Quand on se lance, il vaut mieux s’installer dans un lieu commun où partager des idées. Les choses ont changé. On a besoin d’innovation, de gens qui soient formés autrement.”

Mutualiser les moyens relève également, selon George-Alexandre Hanin, de la pure logique. “Quand des financements se font sur certaines technologies – et je pense par exemple au big data -, il faut pouvoir les mutualiser, travailler ensemble. Les finalités des applications que chaque société développe ne sont pas toujours les mêmes. On peut rester concurrents. Mais il y a toute une série de choses, d’éléments d’infrastructure, qui peuvent être mis en commun. Et cela ne se fait pas assez. Il faut travailler beaucoup plus sur une réflexion collégiale sur certaines thématiques précises.”

Faire en sorte que tout le monde se parle et opère en synchronie est une volonté qu’a déjà appliquée Impulse en faisant en sorte que toutes les parties concernées siègent au conseil d’administration du cluster. Juan Bossicard (Impulse): “C’est pour cela qu’on a créé un board, c’est pourquoi Agoria, Sirris, Innoviris Brussels Invest & Export y sont présents. Le board est un enabler où se retrouvent toutes les forces. On espère qu’à l’avenir le cluster aura un rôle central pour driver le pôle de compétences.”

Y a-t-il trop de structures?

Le texte de la Déclaration de Politique régionale bruxelloise mentionnait aussi la nécessité de “simplifier le paysage administratif et institutionnel” afin d’“éviter que les différents organismes développent leurs activités chacun dans leur coin alors que certaines de ces structures gagneraient en efficacité en fusionnant”. Les organismes cités sont notamment Brussels Invest & Export, Impulse.brussels, Citydev.brussels, Finance.brussels, Atrium, Innoviris…

Dans une interview au Soir, mi-septembre, le Ministre Didier Gosuin, chargé de l’économie, est revenu sur ce point, déclarant: “Ma priorité est de rationaliser les outils économiques dans une logique d’efficacité de l’action publique, que ce soit impulse.brussels, Innoviris ou la SRIB. Leurs initiatives doivent continuer à être soutenues, mais il faut se mettre dans la peau du porteur de projet et réfléchir à comment mieux cadrer les risques, affiner les formations et, enfin, débroussailler le maquis administratif.”

Qu’en pensaient les cinq chefs d’entreprise autour de la table? Y a-t-il trop d’acteurs? Des redondances?

“C’est par exemple un peu le dédale entre les acteurs – Impulse, Brussels Invest & Export etc. – en termes d’aide à l’exportation, qu’il s’agisse de financement, de procurer du conseil et du support. Cela reste compliqué. Les entrepreneurs sont demandeurs d’une fusion”, témoignait Lionel Anciaux. “Il y a certainement des choses à faire pour simplifier le paysage parmi tous ces acteurs qui aident les sociétés à vendre, à exporter.”

La rationalisation “fonctionnelle” passe aussi, selon lui, par la simplification administrative. “Pourquoi les sociétés doivent-elles, à chaque remise de dossier (demande d’aide, de subside, etc.), réintroduire systématiquement les mêmes données? Pourquoi les documents sont-ils si compliqués? Jusqu’à nous forcer parfois à recourir à des consultants pour remplir les dossiers…”

Le temps devenant de plus en plus important, on a intérêt à rendre les dossiers intelligents.

George-Alexandre Hanin émet, à cet égard, une petite idée. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui se fait déjà avec Tax-on-Web et imaginer une solution “Subside-on-Web”, avec un maximum de champs déjà pré-remplis qu’il suffirait de corriger ou de réactualiser au besoin?

Une réactivité à deux vitesses?

Le temps de l’entreprise et celui de l’innovation et des technologies sont de moins en moins synchrones avec celui des circuits de financement ou des prises de décisions publiques. Comment réconcilier ces rythmes différents, que l’on retrouve aussi dans la mise en adéquation entre offre et demande de compétences?

Il n’y a bien entendu pas de réponse unique ou de solution-miracle. Mais des améliorations ponctuelles pourraient déjà améliorer les choses.

Tous les secteurs ne sont pas égaux, en termes de vitesse d’évolution et de besoin de réactivité, soulignait George-Alexandre Hanin. Le Web évolue à une toute autre vitesse que d’autres secteurs. Il faudrait donc imaginer des “dossiers à vitesse variable”, notamment pour l’obtention d’aides. “Les mécanismes doivent s’adapter aux conditions de marché et aux types d’entreprises.”

Il faudrait donc prévoir des mécanismes qui soient en quelque sorte à deux vitesses, pour deux optiques devant se déployer en parallèle. D’une part, des investissements à long terme; de l’autre, une capacité de réaction rapide. Ce qui, pour reprendre l’idée de George-Alexandre Hanin, consisterait par exemple à “constituer et supporter des pôles misant sur le long terme et à engranger par ailleurs des réserves que l’on peut engager très rapidement.”

Points d’attention

L’une des questions posées aux cinq entrepreneurs du panel fut de pointer l’un ou l’autre élément qu’ils auraient voulu voir figurer dans la Déclaration de Politique Régionale et qui sont, selon eux, essentiels pour l’économie (IT) locale.

D’une manière générale, estime Marc Tombroff, on ne met pas suffisamment l’accent sur  l’innovation et son côté porteur. Et cela vaut pour Bruxelles comme pour la Belgique en général. Pourquoi, s’interrogeait-il, plutôt que de vanter la Belgique en célébrant systématiquement la qualité de son chocolat, ne pas mettre davantage en avant les sociétés qui sont leaders dans des secteurs technologiques?

Christophe Châtillon, pour sa part, pointait une approche insuffisante de la problématique du financement. “Il faut souvent avoir déjà fait ses preuves, afficher un certain niveau de revenus pour justifier un dossier de financement. Par contre, la phase de démarrage, de lancement de projets novateurs, continue de poser problème.”

George-Alexandre Hanon (Mobilosoft): “Si on pouvait renforcer, très tôt, les capacités des start-ups à l’exportation, cela permettrait d’avoir des sociétés plus solides et davantage créatrices d’emplois à Bruxelles.”

Autre regret: qu’on n’imagine pas un mécanisme qui permette aux petites structures (10, 30, 50 personnes) d’accéder aux marchés (publics, notamment). “La manière dont les cahiers de charge et appels d’offres sont gérés – et les décisions d’attribution de marché sont prises – ne favorise pas les petits acteurs. Les contrats qui sont du ressort du CIRB sont, souligne-t-il, systématiquement attribués à de grandes sociétés – IBM, CSC, NRB… – qui sous-traitent ensuite aux petits acteurs à des tarifs misérables. C’est insupportable. Il faut créer un mécanisme qui nous permette d’accéder directement à ces marchés publics, sans pour autant qu’on soit prioritaires mais pour qu’on ait notre chance…”

George-Alexandre Hanin, pour sa part, insiste sur la nécessité qu’il y aurait à aider davantage les start-ups à exporter – tout en faisant en sorte que leur R&D et leurs centres de compétences restent en Belgique. Objectif: favoriser leur montée en puissance rapide en termes d’envergure commerciale. “Si on pouvait renforcer les capacités des sociétés à l’exportation, cela permettrait d’avoir des sociétés plus solides et davantage créatrices d’emplois à Bruxelles.”