Nouvelles technologies et musées. Oui, mais comment et pour quoi faire?

Article
Par Brigitte Doucet, Jean-Luc Manise · 07/07/2014

Nous avons déjà abordé, dans notre article d’introduction, certains des arguments qui justifient, pour les musées, le recours aux nouvelles technologies. Mais quelle finalité, quel rôle peut-on confier aux nouvelles technologies? Nouvelle forme de “médiation”, autrement dit de relation entre le public, le musée et ce qui s’y expose? Gadget? Outil d’attractivité pour capter l’intérêt du public- celui des fidèles, de nouvelles “cibles”? Solution de remplacement pour les acteurs traditionnels qui animent l’espace muséal? “Augmentation”- au sens d’enrichissement- de l’expérience vécue?

Les réalisations, dans les musées de nos contrées, restent somme toute timides. Qu’est-ce qui les freine? Les compétences nécessaires, leurs budgets, la crainte de faire de mauvais choix?

Petit tour d’horizon.

Des enjeux mal perçus?

“Les programmes de numérisation, parfois massive, du patrimoine culturel ont eu pour résultat de faire naître des sites Internet et des bases de données importantes. On constate toutefois qu’ils sont peu consultés par le grand public et que le monde des musées n’atteint dès lors pas l’un des objectifs de cette numérisation, qui est de toucher un nouveau public ou d’élargir leur champ d’action au-delà des murs du musée”, déclare Xavier Roland, responsable du Pôle muséal de Mons.

Beaucoup de musées, même parmi les plus grands, en sont encore au stade des audio-guides. La tablette mériterait mieux…

“On peut par ailleurs affirmer que l’évolution exponentielle des usages IT n’a pas encore franchi la porte des musées. Beaucoup, même parmi les plus grands, en sont encore au stade des audio-guides. Les conservateurs des musées n’ont pas encore intégré l’exploitation du patrimoine numérisé dans leur démarche et leurs réflexions. En partie pour des raisons de budget. En partie aussi parce que ces conservateurs appartiennent encore, pour certains, à l’ancienne génération et parce que les enjeux, dès lors, n’ont pas encore été perçus.”

Le manque de budget et de financement est, bien entendu, un frein majeur. Le projet AICIM (accès informatisé aux collections des institutions muséales) est ainsi à l’arrêt depuis plusieurs années, faute d’argent. Le projet souffre d’obsolescence en raison de vieillissement des outils utilisés au départ. Du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on estime toutefois que ce programme doit être préservé et relancé dans la mesure où “il demeure un instrument indispensable pour aider les musées à inventorier leurs collections alors que, pour certains, ils ne sont encore nulle part dans ce domaine. Le programme leur impose de respecter les processus de référencement d’une pièce dans une collection numérique, en respect des normes européennes.” Voir par ailleurs un rappel de certaines initiatives locales– PEP’s, MARCO…

D’une manière générale, les financements ont été drastiquement réduits depuis 2008, divisés par deux en Fédération Wallonie-Bruxelles pour cause de restrictions budgétaires. Résultat: les travaux de numérisation ont réduit la voilure afin de donner la priorité aux “trésors” du patrimoine. Priorité donc aux “objets en péril” et aux témoins du passé “qui ont un caractère particulièrement typique, historique ou original.”

Une question de génération?

Au-delà des purs aspects financiers, l’adoption de nouveaux modes de communication et de médiation par les musées serait aussi, aux yeux de Xavier Roland, une question de temps, de prise de conscience à la fois de l’existant et des possibilités. Autrement dit, l’adoption des nouvelles technologies serait en partie tributaire du renouvellement – ou de l’évolution des mentalités – des conservateurs.

On l’a vu plus haut, il parle aussi d’enjeux qui n’auraient pas encore été perçus ou compris. Isabelle Rawart, analyste en économie de l’IT à l’AWT, confirme dans une certaine mesure cette analyse, tout en y ajoutant quelques nuances.

Chiffres tirés du récent “Baromètre 2014” de l’AWT
  • accès Wi-Fi gratuit: 22% des sites
  • vente de billets en-ligne: 4%
  • présence sur Internet via un site Internet: 85%
  • site adapté à une consultation sur mobile: 23%
  • application mobile: 2%
  • Internet comme “vecteur principal de communication”: 33%
  • présence sur les réseaux sociaux: 68% gèrent une page Facebook
  • 2% disposent d’une page Facebook ou d’un blog mais n’ont pas de site Internet)

Méthodologie: 75 des 180 établissement muséaux sollicités ont répondu à l’enquête.

A l’issue de l’enquête qu’elle a réalisée pour préparer le Baromètre 2014 de l’AWT, elle constate que “les musées sont bel et bien conscients de ce que les nouvelles technologies peuvent apporter en termes de clientèle. Mais la réalité est un manque de moyens financiers et humains. Résultat? Les musées s’en remettent aux initiatives prises au niveau de sites fédérateurs, gérés par les autorités publiques (Maisons du Tourisme, Wallonie-Bruxelles Tourisme…) ou des associations (MSW…), en se disant qu’ils sont de toute façon référencés sur ces sites. Mais le problème est que leur public ne passent pas par ces sites fédérateurs.”

A ses yeux, il demeure donc essentiel que les musées aient pour le moins un site Internet bien à eux, avec un minimum d’explication sur leurs activités, oeuvres, expos… “Or, en général, ce n’est pas le cas. On y trouve peu de photos de collection. Rares sont même ceux qui permettent d’acheter son billet en ligne [voir notre encadré pour quelques chiffres éloquents]. Ils ne proposent pas des choses qui attirent le public par leur aspect non ordinaire, comme par exemple des jeux de découverte sur tablettes pour les enfants.”

Une mauvaise maîtrise des technologies

Autre constat lors de son enquête: un manque de compétences, voire de simples connaissances, technologiques de la part des responsables des musées. Qu’ils soient des professionnels ou de simples bénévoles.

Isabelle Rawart (AWT): “Consacrer davantage de moyens à la formation et à la sensibilisation des responsables muséaux.”

“L’AWT reçoit souvent des demandes de musées lui demandant de les aider parce qu’ils ne savent pas quoi inscrire dans leur cahier de charges, comment le rédiger pour être sûr de ne pas se faire gruger par les prestataires. Les compétences manquent en termes d’usages mobiles, de référencement… Résultat, ces préceptes n’apparaissent pas dans les cahiers de charge. Pas plus que divers outils qui pourraient pourtant les aider dans leurs activités, leur permettre de gagner du temps, de fidéliser les visiteurs. Mais ils “zappent” ces outils par manque de compréhension.”

Sa recommandation: mettre davantage l’accent et consacrer plus de temps et de moyens à la formation, à l’information et à la sensibilisation des responsables muséaux. “Au moins quelques demi-journées par an, ne serait-ce que pour être capable de dialoguer et de gérer utilement les relations avec les prestataires.”

A ses yeux, s’en remettre, pour certaines fonctions, à ce qu’offrent des prestataires, du genre centrales de réservation, est loin d’être une bonne idée dans l’intérêt-même des musées. Cela les décharge certes de certaines tâches – et de soucis de choix et gestion technologiques – mais le résultat est qu’“ils n’ont plus la maîtrise CRM de leurs listes de clients, pas de référencement et doivent en outre payer une commission aux centrales…”

“Héritage 3.0”

L’arrivée à maturité de technologies numériques doit permettre de bousculer l’expérience classique d’une visite de musée. “Ce que j’appelle l’héritage 3.0 – au-delà du concept de culture et de musée -, c’est l’âge de la personnification où l’outil permet une plus forte interaction”, souligne Xavier Roland. “La personnification se fait en fonction de la personnalité du public. Les espaces deviennent “intelligents” pour répondre aux centres d’intérêt de chaque visiteur”.

Et ce, sur base de son profil social, de son historique “comportemental” (en termes de consommateur de culture), voire d’un simple questionnaire qu’il aurait rempli avant une visite. Les outils technologiques permettant de le faire se multiplient: analyse de préférences, géolocalisation, caméras qui détectent et identifient une personnel “et activent un contexte personnalisé sur son smartphone ou sa tablette, permettant au visiteur d’interagir avec le contexte. C’est là par exemple l’un des champs d’expérimentation que l’on veut développer dans le cadre du Pôle muséal de Mons.”

Xavier Roland (Pôle muséal de MOns): “Le musée doit endosser un nouveau rôle, propre à la société contemporaine. Son rôle est celui d’une construction critique, d’une mise en perspective. Le musée doit demeurer un lieu de critique, de créativité, de préservation d’un héritage.”

“En tant que responsable d’une institution muséale, je suis conscient qu’il y a toujours [avec le numérique] un danger de perversion, le risque de salir l’image d’une institution muséale. Il ne faut pas en faire une vitrine, un showcase, le dernier “truc” à la mode. Il faut préserver l’identité. Le rôle du musée n’en évolue pas moins. Il lui faut endosser un nouveau rôle, propre à la société contemporaine. Son rôle est celui d’une construction critique, d’une mise en perspective. Le musée doit demeurer un lieu de critique, de créativité, de préservation d’un héritage. Hier, il a été trop instrumentalisé par le tourisme.”

Si l’on raisonne selon cette ligne, comment un musée peut-il choisir les technologies numériques qui conviennent à son rôle? “Il faut travailler en ateliers, en réunissant des personnes venues du monde de la recherche et du monde muséal. La problématique réside dans la manière d’utiliser et d’exploiter la technologie. Elle doit rester au service du message qu’on veut faire passer, créer de l’empathie pour le contexte patrimonial. La mission du musée n’est pas d’être rentable, de toucher un maximum de personnes. Sa mission de service public est très ingrate. Son objectif est de toucher des publics spécifiques grâce à des environnements précis.”

Vincent Delvaux, commissaire d’exposition et responsable Projets numériques du Mundaneum, embraye: “Le multimédia doit apporter du sens. Il doit être une plus-value pour une visite de musée, pas un gadget. Il ne s’agit pas de rendre le musée “spectaculaire”. Ce ne peut être un pis-aller pour pallier aux carences de la dramaturgie. Le multimédia, le numérique est réellement une réussite quand il est intégré, invisible, pensé en transversal, en synergie avec les oeuvres. Il doit promouvoir l’approche émotionnelle, sensorielle, l’expérience augmentée, démultipliée.”

Là où la technologie numérique peut créer ce lien émotionnel, estime Vincent Delvaux, c’est en permettant au visiteur de devenir partie prenante, de s’impliquer. Par exemple en proposant lui-même du contenu qui viendra enrichir l’information. Au travers de documents, de posts sur des blogs, de documents photo que l’institution muséale utilisera pour enrichir les référentiels exploités en réalité augmentée, via les bornes interactives, diffusées via les applis mobiles, etc.

Beaux Arts vs Sciences naturelles

L’accueil que les musées font au numérique diffère sensiblement selon leur nature. Vincent Delvaux: “Les institutions qui dépendent davantage des Beaux Arts semblent être encore frileux dans leur exploration de nouvelles formes de médiation [numérisée]. Le fait est que le type de médiation diffère selon que l’on parle d’oeuvres d’art ou de sciences naturelles, ou encore d’histoire. Les musées qui s’inscrivent dans ces autres contextes ont surtout un message à faire passer. Ils ne sont donc pas freiner par la sacralisation de l’oeuvre d’art.”

Les embûches de la course à la technologie

Comment un musée peut-il “anticiper” les attentes du public, imaginer une scénographie technologique qui sera pérenne (surtout dans le cadre des expositions permanentes)?

Quand on sait que les projets mettent parfois des années pour se réaliser (conception, définition du cahier de charge, financement, réalisation), l’évolution hyper-rapide des technologies est un défi apparemment perdu d’avance. D’autant plus, estiment certains, que les musées ne s’entourent pas suffisamment de consultants ou experts pouvant utilement les guider dans le choix des technologies. Mais, là encore, les processus classiques grèvent la démarche: “même pour faire appel à des conseillers scientifiques, les musées doivent en passer par des appels d’offre. C’est un véritable cercle vicieux.”

Résultat: “les cahiers de charge qui sont élaborés sans l’aide de consultants en muséographie sont souvent dépassés au moment-même où ils sont rédigés…”

Eviter le côté gadget

Céline Dupont, , responsable formations pour l’association MSW (Musées et Société en Wallonie), le rejoint sur ces différents points. l’important, selon elle, est d’éviter le côté gadget. “Cela ne sert à rien de numériser le contenu d’un cartel si c’est pour y mettre la même chose. Il ne suffit pas de prêter une tablette Google au visiteur pour scanner un code QR. Il faut que la vidéo activée présente une valeur ajoutée. Oui, on peut faire parler une plante ou une œuvre. Et alors? Qu’advient-il si ce que dit l’objet dit n’est pas intéressant? Si c’est pour avoir un robot qui déblatère une visite guidée, ce n’est pas intéressant. Si c’est pour susciter le dialogue, ça le devient. Idem pour les projets robotiques qui concernent les visites à distance ou qui visent à accompagner les personnes à mobilité réduite. Ils ouvrent des perspectives fort intéressantes. Il faut adapter le contenu au dispositif de médiation numérique. D’où l’intérêt de rencontre et de réseaux qui vont pouvoir faire se rencontrer les équipes technologiques et les équipes muséales responsables du public.”

Céline Dupont (MSW): “Ce qui importe, c’est ce que l’on veut transmettre lors de la visite.”

“En matière de jeux sérieux appliqués au monde muséal, tout l’enjeu est également le juste équilibre entre l’outil et la qualité du message. Dans les musées, on joue beaucoup sur le visuel. Ce sont les œuvres qui sont présentées. Si les gens ont les yeux rivés sur une tablette, où est l’intérêt? Il y a un équilibre à trouver afin que les dispositifs numériques trouvent leur place dans le musée et se mettent au service de l’oeuvre.”