Juan Bossicard (Impulse): “revoir les mentalités face aux tsunamis technologiques”

Interview
Par · 08/05/2014

Les deux principales problématiques qui touchent le secteur de l’IT – notamment en région bruxelloise – et sur lesquelles une action serait nécessaire sont celles de l’accès aux talents et les coûts de recrutement, estime Juan Bossicard, responsable du pôle ICT et Industries créatives auprès d’Impulse (anciennement Agence bruxelloise pour l’entreprise).

Mes idées

Mesures à prendre par le prochain Ministre de l’Economie

  • alléger les charges sociales pour les ‘starters’
  • organiser une importation ‘choisie’ de talents correspondant à un manque de compétences locales
  • augmenter les chances qu’ont les TPE/PME et start-ups d’être retenues lors d’appels d’offre publics
  • promouvoir le partage des informations en favorisant le phénomène des open data
  • être davantage ouvert et aménager le terrain (tant économique que législatif) pour de nouveaux modèles d’affaires et scénarios de services

Etoffer le réservoir de compétences

Une bonne idée, selon Juan Bossicard, serait de diminuer les charges sociales des néo-entrepreneurs. “Le poids des charges sociales les empêchent de trouver des compétences. Ils ne parviennent dès lors pas à les “internaliser” et cela a pour effet de retarder leurs projets…”

Mais la pénurie de talents est une problématique plus vaste et plus profonde qui requiert des mesures en termes de formation. Sans que le monde de l’enseignement ou de la formation continue ne semble actuellement en mesure d’y porter remède. Dès lors, estime Juan Bossicard, pourquoi ne pas chercher “ailleurs” une partie de la réponse à la crise des talents?

Juan Bossicard (Impulse): “Le rôle du politique est de réfléchir à la manière de susciter et de développer de nouvelles mentalités plus ouvertes à l’innovation, plus à l’écoute de ce qui se fait déjà ailleurs.”

“Il existe toute une série de profils pour lesquels les entreprises ne trouvent pas de solution sur le marché local. Pourquoi, dès lors, ne pas appliquer une méthode déjà utilisée, par exemple à Berlin, qui consiste à organiser l’importation de talents extérieurs, en générant un environnement logistique apte à gérer un afflux massif de compétences là où il y a une vraie pénurie de talents locaux?

Cela nécessiterait une certaine dose de courage en vue de créer des alliances entre régions européennes. Des réserves existent, en Espagne, en Roumanie, en Hongrie…”

Il ne s’agit évidemment pas de délaisser la piste des formations pour les ressources humaines locales, en ce compris pour les chercheurs d’emploi. Toutefois, si l’on prend la problématique spécifique du manque de développeurs, Juan Bossicard estime que la politique qui consiste actuellement à proposer – et à financer – des formations pour tous [comme le font Actiris en Belgique ou le Forem et les centres de compétences en Wallonie] est une mauvaise-bonne idée.

“Etre un bon développeur est avant tout une question de caractère, de logique. Il serait utile de repenser la formation sur base de la personnalité des apprenants qu’on va former. Pourquoi s’ingénier à former le tout venant sans être sûr de ce qu’il en sortira? Il faudrait procéder à une évaluation préalable, rechercher les profils réceptifs et porteurs. Il faut investir dans des formations de longue durée en ayant procédé à un exercice de sélection à l’entrée. Il faut avoir le courage de procéder par sélection afin de favoriser la qualité. Cela ne peut qu’être bénéfique aux sociétés qui sont en attente de compétences.” (Soit dit en passant, cette idée de “discriminer” en amont provoque le débat entre ceux qui y voient une plus-value potentielle et une source d’efficacité et ceux qui estiment que ce serait se priver potentiellement de profils intéressants. Voir à cet égard ce qu’en disaient récemment deux participants à un débat organisé par Technofutur TIC).

Responsabilité sociétale

Les administrations publiques, traditionnellement donneurs d’ordre non négligeables pour les acteurs privés, pourraient jouer un rôle plus “appuyé” dans l’essor de jeunes pousses locales. Pour ce faire, estime Juan Bossicard, il faudrait améliorer la “transparence” des appels d’offres, les rendre plus flexibles afin qu’ils intègrent des solutions locales. “Il faut consommer local. Pourquoi ne pas adopter davantage le mode co-création [entre service public et jeune acteur local] même si, dans un premier temps, la productivité peut s’en ressentir? Au bout du compte, le petit acteur local en sortirait gagnant puisqu’il pourrait faire étalage d’une réalisation. Certes, les sociétés locales n’ont pas toujours un produit adapté et certains projets sont critiques pour les administrations et ne se prêtant dès lors pas à ce schéma. Mais on constate néanmoins que les appels d’offres sont aujourd’hui trop opaques. Leur communication manque de visibilité. Résultat: les petits acteurs n’en ont pas conscience. Or, certains d’entre eux disposent de solutions déjà bien testées, qu’il serait possible d’adapter aux besoins des administrations…”

Partager les données

Le partage des données, le principe des open data suscitent encore bien des interrogations, voire des craintes. En tous genres, rappelle Juan Bossicard: “peur pour l’usage qui en sera fait, pour la vie privée, pour les abus éventuels… Nous n’avons pas, chez nous, la flexibilité mentale nécessaire qui nous pousse à accepter l’économie de partage. Il n’y a pas de véritable engouement à être ouvert à de nouveaux modèles, tels ceux qu’ont lancés des sociétés comme AirBnB, Uber ou, chez nous, Djengo.”

“Même si les données sont “ouvertes”, la bataille de ces nouveaux modèles économiques n’est pas gagnée d’avance. On l’a encore vu avec la réaction des compagnies de taxi lors de l’arrivée d’Uber [voir l’article que nous avons consacré récemment à la polémique autour de cet acteur]. Il faut dès lors travailler à développer de nouvelles mentalités. Et le rôle du politique est d’y réfléchir. Il faut lancer une telle réflexion afin d’être prêt à concurrencer ce qui existe déjà ailleurs. Il faut identifier clairement les tsunamis technologiques qu’on ne pourra rejeter. Ils sont inévitables. D’autant plus qu’il s’agit là d’un ensemble de nouveaux services qui correspondent aux besoins et aux intérêts communs.

Certes, il faudra cadrer, mettre des limites, accompagner mais il faut accepter des aménagements dans le fonctionnement de l’existant. C’est cela aussi la ville dite intelligente.”

Juan Bossicard: “Il faut identifier clairement les tsunamis technologiques qu’on ne pourra rejeter, qui sont inévitables et qui correspondent aux besoins et aux intérêts communs.”

Face à la léthargie, aux lobbys qui défendent l’existant, quel rôle doit jouer le politique? “Il doit être à l’écoute des citoyens et des consommateurs finaux, de leurs attentes. De quel droit le politique peut-il leur dire non? Les arguments qu’utilisent souvent les lobbys – risque de perte d’emplois pour les sociétés et métiers existants, risque pour la sécurité, infraction aux réglementations… – ne tiennent pas dès qu’on les passe au filtre du bon sens. Les sociétés qui initient ces nouveaux modèles – telles qu’Uber – sont prêtes à avoir un véritable dialogue, en ce compris en matière fiscale et en matière de partage de leurs données. Uber, pour reprendre cet exemple, peut sans doute inspirer plein de petits services locaux, par des acteurs belges, qui seront concurrents ou complémentaires à sa propre solution.”

Le problème est évidemment que dès l’instant où un acteur, même jeune mais avec des moyens imposants (Google est passé par là dans le cas d’Uber), il ne laisse potentiellement que des miettes pour des acteurs locaux. Un constat que reconnaît volontiers Juan Bossicard mais qui lui fait dire que “si on était davantage ouvert à de nouvelles idées, peut-être qu’un opérateur local pourrait se lancer” et anticiper ainsi le débarquement de ces gros bras.