Pierre Lelong (Technofutur TIC): “Le désintérêt du politique pour l’ICT fait galvauder des opportunités” (2ème partie)

Interview
Par · 19/03/2014

Dans cette seconde partie de l’interview qu’il nous a accordée (relire la première partie), Pierre Lelong (Technofutur TIC) partage ses vues en matière de formation au numérique, de rôle que devraient jouer davantage à ses yeux les centres de formation et de compétences et de son regret de voir nombre de politiques se désintéresser du secteur IT et numérique, de manière globale.

Régional-IT: Pour en revenir au chapitre formations et compétences, quelles sont les grosses carences, les problèmes à résoudre en priorité?

Pierre Lelong: L’enseignement obligatoire. La définition de socles de compétences numériques doit se faire. Il y a d’une part, les compétences numériques que tout enfant doit acquérir et, de l’autre, les compétences strictement informatiques.

Pierre Lelong: “Aujourd’hui, il n’est pas uniquement urgent de ne pas attendre: on est en train de perdre la bataille de l’enseignement, sur la partie numérique.”

Il faut faire entrer l’informatique dans le programme obligatoire, dans le primaire et le secondaire. Scratch est enseigné à des millions de moins de 12 ans dans les écoles américaines. A Chypre, l’IT est enseigné au même titre que l’anglais…

Les problèmes, c’est le manque de financement, la complexité à la constitution et à la modification des programmes. Aujourd’hui, il n’est pas uniquement urgent de ne pas attendre: on est en train de perdre la bataille de l’enseignement, sur la partie numérique.

Le rôle du politique est d’anticiper. Ce qui est très difficile dans notre environnement. On ne peut pas anticiper la technologie, on peut par contre anticiper des tendances de fond. C’est hier qu’il fallait agir. Des études ont prouvé qu’une proximité précoce, via par exemple des journées de découverte entreprise, via des témoignages, a un impact direct sur les choix des directions d’études que choisissent les élèves. Ce qu’a fait Agoria l’a été avec des queues de cerise… C’est trop ponctuel.

Les appels à projets orientés équipements ne suffiront pas. Si l’on prend l’optique selon laquelle il faut d’abord résoudre le problème de l’accès, de l’équipement, pour viser seulement ensuite les usages, on va sacrifier une génération de plus.

Mettre tous les moyens sur la formation des enseignants, sur le volet pédagogique?

Il faut en effet investir lourdement, être incitatif… On trouve toujours des enseignants qui sont partants pour le faire. La diffusion se fait ensuite par capillarité et exemplarité. Si on ne peut pas former tous les professeurs, il est par exemple plus facile de former 1.000 directeurs d’école que 100.000 enseignants. Cela coûtera moins cher.

Pierre Lelong: “Arrêtez de nous voir [les centres de compétences] dans une dimension administrative de la Wallonie…”Est-ce à eux de jouer ce rôle d’intermédiaires?

Oui, car à défaut de les écrire, ce sont eux les garants des projets pédagogiques, avalisés par les pouvoirs organisateurs, avec la collaboration des enseignants…

Quelles seraient vos attentes pour le rôle que jouent les centres de compétences? Certaines choses doivent-elles évoluer, s’accélérer…?

Tout d’abord, reconnaître la spécificité des centres de compétences ICT par rapport à l’activité économique. Si l’on considère que les technologies sont stratégiques et prioritaires, il faut trouver des moyens spécifiques pour amener les travailleurs qualifiés sur le marché.

Autre élément: les centres de compétences ne sont pas uniquement des centres de formation. Ils ont des missions d’animation économique, d’anticipation, de veille. Ils doivent donc pouvoir être intégrés davantage aux politiques d’animation économique.

On constate qu’au fil du temps, les initiatives que nous avons prises- les WebDays, Prometheus…- ont ensuite été réappropriées par les acteurs de l’animation économique. Les équipes ont été démantelées. l’animation économique a recréé plus ou moins la même chose. On a perdu là plusieurs années dans le continuum, on a perdu du temps, de l’argent, de l’énergie…

Pierre Lelong: “Les centres de formation ont des missions d’animation économique, d’anticipation, de veille. Ils doivent donc pouvoir être intégrés davantage aux politiques d’animation économique.”

Pourquoi y a-t-il cet effet de récupération, de recréation de vos rôles par les acteurs de l’animation économique?

Parce que l’argent a été mis à disposition… C’est fondamentalement dommage.

Vous parliez de décloisonnement, en ce compris géographique. Les 4 centres de compétences doivent-ils se spécialiser davantage ou jouer tous sur le même registre?

Les 4 centres travaillent sur les mêmes métiers pour les besoins de base: développeurs, administrateurs réseau, sécurité… Mais chaque centre a sa ou ses spécialités. Technobel [Ciney] est plus orienté télécoms; Technocité à Mons vers les industries culturelles; Technifutur [Liège] a une implication locale forte. Nous-mêmes [à Technofutur TIC, Gosselies] sommes plus orientés Web.

Mais même sur les besoins fondamentaux, on pourrait augmenter la volumétrie des activités.

Aujourd’hui, la tension [sur le marché de l’emploi] n’est pas trop forte. Avec la crise, la pénurie [de compétences IT] s’est stabilisée, voire un peu tassée. Si on redémarre à moyens identiques, l’écart va se creuser entre l’offre et la demande. La pénurie va réaugmenter très vite. C’est la Commission européenne qui le dit.

Il faut redéfinir l’enveloppe de manière urgente?

Il faut redéfinir les moyens, faire des choix.

Quels genres de choix? Dans les personnes à qui s’adressent les services que vous prestez, dans le catalogue proposé?

Des choix dans le financement. Peut-être faut-il par exemple remettre plus de moyens orientés ICT pour le secteur verrier que pour d’autres secteurs.

Autre exemple: les intégrateurs OpenERP ont besoin de business analysts qui connaissent le produit. Typiquement, on a là une superbe entreprise wallonne qui est innovante, qui a une croissance confirmée, qui a besoin de collaborateurs qualifiés. Le but n’est pas de former des analystes OpenERP pendant des mois mais de remettre une couche OpenERP, durant 10 jours ou 1 mois, au-dessus des compétences existantes de business analysts. Cela permet de répondre au marché et, par la même occasion, de favoriser des acteurs régionaux.

Avez-vous la liberté d’agir dynamiquement à cet égard?

Oui. Mais comme on joue à enveloppe fermée, si on fait cela, on ne fait pas autre chose. Les volumétries en formation doivent donc être augmentées. Le secteur doit être mieux intégré, se parler plus, être décloisonné…

Y a-t-il d’autres domaines où des actions prioritaires devraient être prises?

Peut-être un regret. Il me semble qu’il y a aujourd’hui un désinvestissement des politiques par rapport au numérique. Les ICT ne sont plus considérées comme quelque chose de prioritaire. Elles sont moins une priorité qu’il y a 7 ou 8 ans. Et on le regrette.

Parce que les décideurs politiques estiment que les nouvelles technologies vont de soi, qu’il n’est plus nécessaire d’agir?

Ou parce qu’ils n’y voient pas l’intérêt… Ils ne vont pas au bout des réflexions. Prenons à nouveau les open data. On peut prendre des textes pour obliger à publier mais derrière il y a des questions intellectuelles, des choses terriblement concrètes: octroi de licences, gratuite ou commercialisation…

Or, le fait de concrétiser tout l’enjeu des open data sous forme de textes pragmatiques ne coûterait pas un centime. Et on ouvrirait la porte à la génération d’entreprises qui pourront exploiter ces données.

Le fait que le monde politique n’en ait pas une conscience suffisamment affûtée fait que l’on peut rater des opportunités.