Pierre Lelong (Technofutur TIC): “Aller au-delà des déclarations d’intention”

Interview
Par · 18/03/2014

Régional-IT: De par les fonctions que vous occupez [à savoir directeur du pôle “Ressources & Diffusion” du centre de compétences Technofutur TIC], vous êtes amené à surveiller des thèmes tels que les formations, les compétences IT et Web, l’inclusion numérique… Quel regard portez-vous sur ce qui a été bien ou moins bien fait jusqu’à présent et sur les idées qui devraient être mises en oeuvre en Wallonie?

 

Pierre Lelong: Une première chose qui me vient à l’esprit, en matière d’inclusion, est le travail qu’a effectué Gérard Valenduc qui avait été chargé de mettre à jour le plan national d’inclusion numérique. Ses propositions ont été présentées en avant-première au Sénat fin février. La fracture numérique demeure, aujourd’hui encore, de nature essentiellement sociale et socio-économique- familles mono-parentales, seniors sans diplôme, moins diplômés…

L’une des espérances, c’est de faire évoluer le dispositif des EPN [espace public numérique], dédié à la formation à la digital literacy. Les hacker spaces, fablabs et autres endroits forcent le concept d’EPN à évoluer.

Une étude britannique, effectuée voici 3 ans, a montré que sur une population de jeunes de 15 à 20 ans, seulement 50% sont capables d’effectuer 5 à 6 tâches numériques relativement évoluées. Cela signifie qu’en termes de compétences numériques dans la société, on a toujours de gigantesques progrès à faire. Or, elles interviennent dans de multiples registres: création d’entreprise, de formations aux technologies, d’employabilité, de fracture numérique…

Qu’entend-on exactement par “tâches numériques évoluées”?

C’est être capable de postuler sur Internet, en connaissant l’ensemble des codes liés à l’outil, le fait de créer un outil collaboratif, tel qu’une page Facebook, un outil de conversation qui soit réellement participative…

Il y a donc encore beaucoup de progrès à faire. Et dans ce contexte, abstraction faite du rôle à jouer par les EPN, l’important [dans le plan tel que proposé par Gérard Valenduc] c’est notamment de mettre les technologies numériques au service du lien social et de démocratiser l’appropriation des technologies.

Pierre Lelong: “S’il y a un regret, par rapport au travail effectué depuis 4 ou 5 ans, c’est de ne pas avoir réussi à ce que les communes s’approprient davantage le numérique comme élément stratégique pour le développement local…”

Lors de la présentation au Sénat, un représentant de l’AWIPH [agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées] a présenté les données recueillies par AnySurfer. La conclusion est claire: on n’est vraiment pas bon! [dans le domaine de l’accessibilité des sites Internet aux personnes souffrant de handicaps].

Sur ce quoi nous nous sommes battus tout au long de la législature, c’est de faire en sorte que les pouvoirs locaux intègrent le numérique comme élément stratégique pour le développement local, par les communes. S’il y a un regret, par rapport au travail effectué depuis 4 ou 5 ans, c’est de ne pas avoir réussi à ce que les communes se l’approprient davantage..

Parce qu’elles estiment que ce n’est pas leur rôle, ou pour d’autres raisons?

Parce qu’elles sont en crise financière. C’est la bonne raison. Mais, par ailleurs, elles n’ont pas compris.

En dépit des EPN, des cafés numériques et autres initiatives?

En dépit de tout…

Quel rôle verriez-vous les communes jouer? A quel niveau devraient-elles intervenir?

“La Région doit sensibiliser les communes pour les pousser à l’action.”

Je crois d’abord que c’est à la Région de les sensibiliser. C’est un peu comme pour l’open data. On peut en parler aussi longtemps qu’on veut, si on n’explique pas ce que cela peut signifier en termes de travail, de régime juridique, de législation sur la vie privée et l’intérêt qu’il peut y avoir à ce que des acteurs privés exploitent ces données pour en tirer des informations significatives, les communes ne s’y lanceront jamais.

La mesure proposée d’“ancrer le numérique dans les pratiques des décideurs publics” demeure donc de rigueur.

Je crois que de nombreux acteurs publics n’ont toujours pas compris l’enjeu révolutionnaire fondamental du numérique dans leur politique et pas uniquement au niveau du lien social.

Au bout de la mandature, l’un des constats que je pose également est que le numérique aurait dû inciter à décloisonner les politiques publiques. Cela a été fait de manière insuffisante. J’espère que le prochain gouvernement s’y attellera.

Les EPN ont été considérés comme des pouvoirs locaux [et cantonnés dans ce registre]. Il y a certes eu des appels à projets orientés action sociale [sous la responsabilité d’Eliane Tillieux] ou un chapitre Wallangues mais on reste cloisonné.

Si on regarde les appels à projets lancés par le Ministre des Technologies, les répondants privilégiés sont des acteurs de l’animation économique. Y a-t-il un spécialiste ICT parmi les acteurs de l’animation économique? Je ne répondrai pas. Mais la réalité, elle est là.

Quid des moyens à y allouer?

On sait très bien que l’argent manque [pour des initiatives]. Des partenariats publics-privés sont donc indispensables. Il y a, en Wallonie, quelques personnes remarquables dans le camp des entreprises. Il faut faire abstraction des cartes de visite parce que ces personnes ne viennent pas forcément pour “vendre” leur société. Et des personnes comme cela, il en faut dans les hubs créatifs, probablement dans les écoles, à d’autres niveaux…

On peut imaginer tous les plans ICT que l’on veut, si on n’a pas les moyens de les mettre en oeuvre, cela reste de jolis plans.

C’est pour cela que je parle de décloisonnement. Il faut une vue systémique. Les régions d’Europe qui réussissent ont des moyens d’action sur tous les leviers.

Le Master Plan TIC était un bon point de départ mais ce n’est pas un plan d’action, parce qu’il prévoyait toute une série de choses s’attachant trop aux détails, ou non pertinentes. Par exemple que le nombre de travailleurs formés par les 4 centres de compétences augmente “sensiblement”. Dire cela ou rien, cela revient à la même chose parce que nous fonctionnons en enveloppe fermée.

On a donc de bonnes de base, de bonnes analyses de départ. Il faut aujourd’hui les moyens pour les opérationnaliser de manière pragmatique, concrète, par petits pas. Et ne pas rester dans la déclaration d’intentions.

Sur le principe proprement dit, une approche de plan global tel que le Master Plan TIC est-elle la bonne, en sachant qu’on n’aura peut-être pas les moyens de le mettre en oeuvre totalement, ou faut-il une démarche plus itérative, plus immédiate?

Oui, il faut le faire. Il faut des visions claires pour le politique parce que, derrière, il faut mettre des administrations en ordre de marche. On touche là à la conception philosophie du rôle de l’Etat. Est-ce à lui de créer des écosystèmes ou de créer les conditions favorables à leur éclosion?

Il ne faut plus penser idéologiquement mais être pragmatique. Si, par exemple, en matière d’écoles ou de centres de compétences, l’Etat n’a pas les moyens de sa politique, il faut trouver les moyens ailleurs. Dans des partenariats publics-privés, dans d’autres modes d’action.

C’est la même chose par rapport au mouvement des start-ups. Faut-il nécessairement financer de nouveaux dispositifs? Par exemple, pour ne pas le nommer, le CoEntrepreneur Weekend alors que le Startup Weekend fonctionnait très bien… L’écosystème marchait bien. L’initiative était portée par des bénévoles qui ne se sont jamais plaints. Pourquoi créer quelque chose de nouveau qui n’a plus de dimension mondiale puisqu’il y a rupture avec la Fondation Kauffmann? Pourquoi recréer un dispositif local?

On a aussi l’impression que l’on ne laisse pas suffisamment de temps à certaines initiatives pour faire leurs preuves…

Peut-être. On n’évalue pas non plus l’impact des initiatives. Pour les appels à projets, l’évaluation porte souvent sur les moyens, sur la manière dont l’argent a été dépensé, un peu sur les résultats, mais fort peu sur l’impact réel, sur l’efficacité sur le fait qu’on ait ou non créé des emplois durables, qui contribuent ou non à l’économie…

Quelles sont selon vous, à court terme, les grandes priorités sur lesquelles le pouvoir public, seul ou en partenariat, devrait agir?

A court terme? La formation, les smart cities, le green IT et un élément relativement manquant dans tous les plans, dans tous les discours: le monde de l’industrie, les smart factories ou quel que soit le nom qu’on leur donne. Avec, en couches sous-jacentes, le cloud, les open data, l’Internet des objets…

On a encore, en Wallonie, un tissu industriel fort. Du côté de l’Internet des objets, le monde des prestataires est en train d’émerger. Il y a donc des places à prendre. Nous avons des acteurs de la recherche, des clients, la possibilité de créer des grappes, des pôles… Il y a des opportunités à prendre.

Ce levier de l’industrie, vous le voyez de manière trans-industrie ou faudrait-il par exemple se concentrer sur les industries qui font partie des pôles de compétitivité? A-t-on la possibilité de se positionner sur tout?

Les pôles de compétitivité qui ont bien marché sont ceux où il y avait une ou deux entreprises majeures qui pouvaient prendre le leadership. On pourrait les avoir dans le monde de l’industrie électromécanique ou même le verre.

Je préconise donc d’ajouter une brique. Il y a là une vraie opportunité pour des groupes de se redéployer parce qu’il y a des clients de proximité, parce que le marché est toujours émergent et qu’il y a donc des places à prendre.

En choisissant un positionnement à valeur ajoutée puisque tout le monde est en train de se repositionner, sur le cloud, sur l’Internet des objets…?

Oui, du côté de l’e-health, des smart cities… et l’axe industriel traditionnel, qui est demandeur, où les méthodes lean, agiles, sont encore peu diffusées dans les milieux industriels lourds.

Il faut se rendre compte qu’on n’est pas aux Etats-Unis, où la majorité des emplois créés entre 2005 et 2010 l’ont été dans des sociétés qui ont moins de 5 ans d’âge. On n’a pas l’agilité, on n’a pas l’hinterland pour développer des start-ups comme on peut le faire aux Etats-Unis. On n’a pas le réseau international, la maturité dans les universités ou les centres de recherche…

Pierre Lelong: “Nous sommes dans un monde très lean et agile. On ne peut pas importer un modèle et l’imposer. Il faut donc éviter, lorsque l’on définit un appel à projets, de créer un canevas qui bride d’emblée le dispositif qu’on veut mettre en oeuvre.”

De quelle maturité parlez-vous?

Le recul, l’expérience pour accompagner les porteurs de projets, leur offrir les portes d’un marché qui est mondial.

On a toujours des visions cloisonnées, on le sent dans les textes des appels à projets, dans les discours…

Si je résume plusieurs éléments que vous avez avancés: il faut rationnaliser mais pas brider…

Créer les conditions favorables à l’éclosion de l’écosystème… C’est une vision très libérale mais qui vise la création d’entreprise.

On pourrait rationaliser les outils d’intervention publique. Il y a eu pas mal d’appels à projets d’espaces de coworking, de créativité, de transmédia… On a énormément d’activités qui se positionnent au début du cycle de vie d’un créateur d’entreprise mais le constat que posent les investisseurs qui connaissent bien le monde ICT est que ces créateurs ne sont pas encore suffisamment mûrs et professionnels. On ne voit pas tellement de beaux projets. Ce ne sont pas 10 séances avec un coach qui permettent d’avancer suffisamment… C’est pour cela que les nouveaux projets, les LeanFund et consorts, disent qu’ils sont prêts à investir mais en procurant de l’accompagnement.

Le postulat de départ d’initiatives comme les Boostcamp ou Nest’Up était de promettre aux porteurs de projets de pouvoir créer leur start-up, parfois même avec un potentiel immédiat de développement international. A-t-on fait miroiter une promesse irréaliste?

Que le prochain Ministre des Technologies offre à 100 personnes en Wallonie un voyage de découverte à l’étranger pour voir comment les autres font et éviter de commettre des erreurs… Puisqu’en plus, on commet et re-commet ces erreurs en permanence.

 

 


Dans la seconde partie de l’interview, Pierre Lelong s’arrête sur les besoins en termes de formation, sur le rôle que devraient jouer davantage à ses yeux les centres de compétences et de son regret de voir nombre de politiques se désintéresser du secteur IT et numérique, de manière globale.