Belle Productions: retravailler sans cesse le scénario de la création ludique

Portrait
Par · 28/11/2012

Au vu du rythme d’évolution de son secteur, Belle Productions est une quasi-antiquité dans le secteur local des jeux (jeux vidéo, jeux sérieux, séries animées éducatives…). Née en 1996, cette société, établie à Louvain-la-Neuve, a muté au fil du temps, adaptant son registre à l’évolution du marché. Chose étonnante en soi- et à la fois encourageante-, elle demeure une “pépite”, une société pouvant servir à la fois d’exemple pour d’autres porteurs de projet et de catalyseur pour l’exploration de nouveaux marchés. A la croisée entre le jeu vidéo, le jeu sérieux, le cinéma, les nouveaux devices, la télé connectée…

Le “grand frère” français

Studio de création et de développement de jeux ludo-éducatifs à ses débuts, la société a d’abord trouvé des clients outre-Quiévrain. Tout simplement parce que la France était le marché-clé en la matière, là où la Belgique ressemblait à un désert. Il a ainsi servi d’atelier de création pour des acteurs tels Montparnasse Multimédia, Mindscape, produisant des jeux ludo-éducatifs du genre Lapin malin, Sethi, Il était une fois l’histoire, Franklin la Tortue…

Puis vient un premier moment-clé, l’un de ces tournants qui peuvent avoir raison d’une entreprise: l’avènement des consoles de jeux sonne quasi le glas de la vente de jeux ludo-éducatifs classiques en magasins. Belle Productions se repositionne alors pour exploiter la nouvelle vague. Et celle qui s’annonce. A savoir le début des “jeux sérieux”, version mutante des jeux éducatifs ou de sensibilisation qui visent désormais aussi bien les adultes que les plus jeunes. Une vague qui, une fois encore, touche la France bien avant d’atteindre la Belgique.

‘“En 2006, on comptait par exemple 15 sociétés positionnées sur ce créneau dans le seul département du Nord-Pas-de-Calais alors qu’on n’en dénombrait que deux en Belgique”, souligne François Delpierre, directeur artistique de Belle Productions. Les deux acteurs belges de l’époque étaient Belle Productions et 10Tacle, cette dernière étant d’ailleurs appelée à disparaître mais laissant en héritage un groupe de créateurs qui allaient donner naissance à Fishing Cactus, studio aujourd’hui bien vivant et reconnu dans le secteur.

La France a donc servi d’inspiration. Encore aujourd’hui, d’ailleurs, on estime que la France, avec ses quelque 200 studios de création, ses 30 éditeurs et des sociétés emblématiques telles Ubisoft, draine 10% des revenus mondiaux de la création de jeux numériques. A noter toutefois que le marché français se plaint d’un manque de projets. La concurrence intense, notamment celle des Etats-Unis, lui taille par ailleurs des croupières et laisse des traces, par exemple sous forme de disparition d’acteurs.

Faire monter la sauce

Le marché toutefois est plus porteur que jamais. “En voyant cette profusion de sociétés françaises, tant dans le Nord que du côté de Lyon, et le succès d’événements tels eVirtuoses, il était évident qu’il nous fallait surfer sur cette vague”, déclare François Delpierre pour justifier les choix effectués voici plusieurs années. Il était donc utile de se greffer sur cet écosystème pour en tirer parti mais aussi pour s’en inspirer et générer quelque chose de similaire en Belgique.

François Delpierre. “Tout le monde parle des jeux sérieux mais il reste beaucoup de travail d’évangélisation à faire. Le volet économique du secteur est encore loin d’être mûr.

En exploitant la piste des clusters (Infopole Cluster TIC et TWIST) qui privilégient, entre autres activités, la mise en relations transfrontières, Belle Productions a réussi à convaincre des acteurs évoluant dans la sphère publique de s’intéresser à ce potentiel. D’autant plus que la Belgique avait pour elle une longue histoire de réussites en bandes dessinées et des acteurs de formation aptes à fournir les compétences voulues.

Belle Productions, de son côté, ne pouvait rester quasi isolée sur ce créneau. C’est pourquoi l’équipe dirigeante a joué la carte des clusters et a voulu susciter la naissance d’une “grappe” de sociétés actives dans ce secteur. L’un de ses éléments cristallisateurs fut le salon SeriousGame.be. “Cet événement a suscité une nouvelle dynamique, a encouragé d’autres sociétés à se lancer sur le marché, à s’étendre vers les nouveaux devices. Belle Productions, à elle seule, était trop petite pour faire de la R&D. C’est pourquoi nous nous appuyons sur les clusters afin de pouvoir en appeler à d’autres acteurs lorsqu’il s’agit par exemple de développer rapidement un jeu ou une création sur de nouvelles plates-formes. Les dossiers se montent plus vite et ont plus de chances lorsqu’on s’y met à plusieurs.”

Poursuivre la maturation

Entre-temps, Belle Productions a réalisé ou co-créé des jeux tels que Neurodyssée, Les Secrets d’Ombyliss (en phase de finalisation pour le volet conversion aux langages des signes), Questions pour un Wallon, Sauver Ada…

Une dizaine de jeux sérieux sont en préparation, commandités notamment par divers services publics et des associations professionnelles. Des développements sont ainsi en cours pour un bureau d’avocats, pour le secteur de la construction (jeu de sensibilisation Building Heroes)…

“Mais ce n’est pas encore suffisant [pour bétonner le modèle]”, estime François Delpierre. “Tout le monde parle des jeux sérieux mais il reste beaucoup de travail d’évangélisation à faire. Le volet économique du secteur est encore loin d’être mûr. L’une des solutions pourrait venir de l’émergence de la télévision connectée dans la mesure où elle permettrait aux créateurs et aux studios de fournir des contenus à ce nouveau média et d’être payés en droits. Jusqu’ici, collecter des droits dans le domaine du jeu sérieux est chose difficile dans la mesure où le client en est le détenteur.”

D’autres pièces du puzzle doivent encore se mettre en place. Telle une “animation” autour de la création de jeux sérieux. A savoir, un habillage et un accompagnement marketing, “pour faire prendre la sauce et éviter que le jeu ne tombe trop tôt dans l’oubli, faute de visibilité.” Une sorte de “community management” doit donc s’instaurer sur ce marché.

Autre élément essentiel: un meilleur accueil, de la part des utilisateurs et des entreprises, pour le jeu sérieux. L’ouverture d’esprit, en faveur de ce support, est encore loin d’être répandue. L’e-learning commence seulement à découvrir les potentiels du jeu sérieux. “Question de génération”, estime François Delpierre. “Cela viendra de soi-même. Aujourd’hui, les décideurs ne sont pas encore des adeptes du jeu. Dans 20 ans, ou moins, la question ne se posera plus. Il faut simplement attendre que les jeunes qui sont nés et ont grandi avec le jeu atteignent des postes de décision. Et le même phénomène se produira, naturellement, du côté de l’enseignement.”

En attendant, le moment est sans doute critique. Le jeu sérieux et, avec lui, Belle Productions se trouve arrivé à un nouveau tournant qu’il faudra négocier avec doigté si l’on veut que ce secteur naissant prenne réellement racine chez nous. Hormis la télévision connectée, qui, à elle seule, représente un réel défi, d’autres pistes s’ouvrent à lui. A commencer par le cinéma qui a besoin de se dynamiser et d’amadouer ce concurrent vorace qu’est celui du jeu, de l’interactivité et du consommateur participatif. C’est tout l’enjeu du trans- et du cross-média. Lire à ce sujet l’éclairage qu’en donnait récemment Philippe Reynaert, directeur de Wallimage (voir notre dossier sur les jeux sérieux). “La communication cross-média est un véritable ballon d’oxygène pour la production future de jeux sérieux”, estime François Delpierre qui, à cet égard, salue la volonté de la Région wallonne d’allouer des budgets annuels pour soutenir ce marché (via Wallimage).

Nouveaux horizons

Résultat: Belle Productions diversifie ses activités. La société emploie aujourd’hui 9 personnes, sans compter 4 ou 5 indépendants qui gravitent autour d’elle, en temps partiel, au gré des projets. “L’objectif est de transformer les deux CDD actuels en CDI en 2013 et d’arriver à 14 employés en 2014”, commente Marc Meurisse, administrateur-délégué de Belle Productions. “Les profils recherchés sont des modeleurs et animateurs 3D (dont un ou deux seniors), des programmeurs ayant une expérience dans le développement de jeux vidéo (sur PC et tablettes) et un gestionnaire de projet pour organiser la croissance.”

La société tient à préserver en interne un maximum de compétences en matière de développement de jeux: scénarisation, conception, illustration, sonorisation, programmation, montage, réalisation… Jusqu’au volet pédagogique, lorsqu’il s’agit d’adapter le scénario au contexte et à l’audience du jeu. 

Quatre axes étaient déjà présents, jusqu’ici, dans son répertoire:

  • création de jeux
  • réalisation de projets de type advergaming
  • réalisation de projets d’edutainment: sensibilisation à divers sujets de société: sociaux, éducatifs, culturels, médicaux, de préventions…
  • adaptation des contenus à des publics tiers (jeux vidéo accessibles aux personnes handicapées, création d’un traducteur international entre langue des signes et langue parlée).

S’y ajoutent aujourd’hui des passerelles lancées vers les mondes de la BD et du cinéma. Premier exemple emblématique: le jeu “Petit Spirou” qui vient compléter les supports BD et série animée existants. Commandé par Dupuis, ce jeu a été développé grâce à un financement public (via Wallimage).

Côté neuvième art, une association a été engagée avec Olivier Battesti, le “papa” de Mamemo, pour la production d’une série animée 3D et d’un jeu par lequel les jeunes enfants (de 3 à 5 ans) apprendront à danser. Plusieurs univers vont s’interpénétrer: création de jeux interactifs, interface gestuelle, télévision connectée. Parmi les partenaires du projet: l’Institut Numediart (université de Mons), spécialisé en technologies des arts numériques.

Côté cinéma, l’objectif est de produire des jeux servant d’arguments marketing et d’instruments de fidélisation et d’attraction de nouveaux publics.

En termes de chiffre d’affaires, les principaux secteurs de croissance sur lesquels compte Belle Productions sont donc panachés. Voici comment Marc Meurisse les perçoit:

“- le développement du Serious Game en Belgique, dans la mesure où nous émergeons petit à petit de la phase de sensibilisation

– le cross-media/cinéma, mais ce secteur doit continuer à être soutenu par les pouvoirs publics (Wallimage notamment) car il n’est pas encore mûr

– le secteur du jeu vidéo, via la recherche de financements alternatifs (crowd funding)

– la valorisation et la vente de propriété intellectuelle autour de marques développées par Belle, en coproduction ou non (Mamemo, Halloween, le monde d’Ombyliss…).

Nous prévoyons de doubler notre chiffre d’affaire global d’ici 2016.”

Si deux-tiers des revenus de Belle Productions viennent de Belgique, ses regards continuent de se porter vers la France “où le nombre d’appels à projets est très largement supérieur”. Dans un rapport pouvant aller jusqu’à 1 pour 30.

D’autres marchés pourraient être explorés, tels le Royaume-Uni ou l’Allemagne. “Mais là, l’évangélisation [du jeu sérieux] reste largement à faire.” Une prochaine destination pourrait être… les Etats-Unis. A l’occasion de la traduction du jeu Les Secrets d’Ombyliss et la perspective de transposer le jeu au cinéma. “Le scénario [sensibilisation au handicap et aux problèmes d’accessibilité] procure un très bon sujet pour un long métrage.”