Le jeu sérieux à l’école

Article
Par · 25/06/2012

Il est clair que le serious game est encore loin d’avoir pris pied en classe. Dans ce registre, on relève, en Belgique, un net retard sur l’étranger. Plusieurs initiatives prennent toutefois forme ici ou là mais en restent encore souvent au stade de l’analyse d’opportunité. Nous nous arrêtons dans ce dossier sur quatre projets: PING, qui a connu un déploiement relativement réussi; Infinity, qui cherche encore sa voie; Play4Brains, un projet de Kluwer qui en est encore au stade de concept; et Games@School, piloté par l’IBBT, qui tend surtout à préparer le terrain.

Le retard de la Belgique est flagrant. Et les commentaires de personnes qui suivent de près le marché des jeux sérieux sont éloquents en la matière.

Pascal Balancier, expert en éducation et e-learning à l’AWT: “chaque réunion internationale est l’occasion de mesurer le fossé qui nous sépare de nombreux pays, anglo-saxons notamment, ù le jeu sérieux fait tout simplement partie du payasage éducatif. Nous sommes à des années-lumière.”

Sébastien Reinders de Technofutur TIC: “j’ai bien peur qu’il n’y ait que quelques “têtes de gondole” en Fédération Wallonie-Bruxelles qui utilisent le jeux de type serious game en classe et encore, de manière sporadique. Le jeu existe depuis toujours dans l’école (jeux de table, de société, construction, coopération…) mais quasiment toujours sans moyens numériques. Les enseignants ne sont pas encore engagés réellement dans ce types de réflexion pédagogique. Les TICE [Ndlr: ICT appliquée à l’enseignement] correspondent pour la plupart a de l’ICT tout court… C’est-à-dire de la bureautique. Cet écart, avec les autres pays européens notamment, est en train de se marquer de plus en plus… malgré le travail des conseillers pédagogiques et des opérateurs de formation.

De manière plus politique, il y a bien des déclarations d’intentions, des annonces sur l’intérêt ‘futur’ de ce genre d’outils, mais cela reste principalement du verbal. et de toute manière symptomatique, comparé aux enjeux existants en matière de numérique dans l’école.

La politique wallonne, plus active, via notamment le cluster Serious games, se heurte à l’inertie et à la hiérarchie de la Fédération Wallonie-Bruxelles.”

Il y a pourtant de l’intérêt (certes encore passif) de la part des enseignants, estime Yasmine Kasbi, formatrice multimédia et auteur d’un blog spécialisé en serious games. Elle en veut pour preuve le nombre d’enseignants qui assistent à ses conférences et l’attention que portent les sites Enseignement.be et Enseignons.be aux jeux sérieux. Mais, pour le reste, elle convient du fait que la Belgique est très en retard par exemple sur la France, où elle signale diverses réalisations. Ainsi celle de Jean-Marc Kiener, professeur d’histoire-géographique, qui utilise Google Earth pour réaliser des jeux de piste dans ces cours. D’autres enseignants utilisent également Google Earch pour créer des jeux de rôles, sur le thème de la découverte active. Ainsi cette autre enseignante française, Caroline Jouneau-Sion, qui a plongé sa classe dans un jeu de rôle sur le thème, apparemment rébarbatif, de l’aménagement d’une boucle ferroviaire à grande vitesse dans la région de Valenciennes.

Dans son livre, Yasmine Kasbi cite l’exemple d’Idriss Aberkane qui enseigne les mathématiques “en utilisant des jeux populaires pour comprendre le fonctionnement du cerveau en offrant une approche différente de ce que sont les mathématiques par l’affectif, le cognitif, voire même le kinesthésique.”

PING, un précurseur

En 2010, à l’occasion de l’année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, la Fondation Roi Baudouin et l’institut flamand IBBT (Institute for Broadband Technology) initiaient le projet PING (Poverty Is Not a Game). Ce jeu d’aventure, destiné à conscientiser des adolescents aux problèmes de pauvreté et d’exclusion sociale, a reçu le support des gouvernements wallon et flamand ainsi que de diverses organisations européennes (Bernheim Foundation en Belgique, Calouste Gulbenkian Foundation en Angleterre et au Portugal), Robert Bosch Foundation en Allemagne) qui l’ont diffusé dans leurs pays respectifs. Un guide d’utilisation et de la documentation, destinés aux enseignants, ont été développés par European Schoolnet et la Fondation Roi Baudouin. 5.000 kits ont été distribués.

Ce jeu d’aventure, qui prend pour cadre une grande ville européenne, est destiné à être joué en solo ou en classe (durée du jeu: 45 minutes). Le jeu sérieux a ici de l’intérêt, estiment ses promoteurs, dans la mesure où il permet d’aborder et d’explorer une problématique sociale complexe qu’il serait sans doute plus difficile de traiter en recourant à une méthode pédagogique plus traditionnelle.

Dans un premier temps, le public-cible visé était les jeunes âgés de 13 et 14 ans. L’âge limite fut ensuite porté à 18 ans, les initiateurs s’étant rendu compte que la première tranche d’âge n’était pas suffisamment réceptive.

Entre octobre 2010 et janvier 2012, le site Internet du jeu a enregistré plus de 41.000 visiteurs (dont plus de 30.000 sont des visiteurs uniques). La page du jeu proprement dite a été vue par quelque 16.700 visiteurs uniques. Parmi eux, environ 13.800 internautes ont réellement utilisé le jeu. La page de téléchargement, elle, a été sollicitée par plus de 4.300 visiteurs uniques. Celle réservée aux enseignants a été vue plus de 3.400 fois.

A ce jour, le jeu a surtout eu du succès auprès d’un public belge (plus 27.000 visites), majoritairement flamand (sur l’ensemble des joueurs, 74% l’ont joué en flamand et 17% en français)

Impact pédagogique

En début d’année, les initiateurs publiaient un rapport traitant notamment de l’effet pédagogique atteint. “The positive game experience resulted in a higher level of perceived learning, which means that PING succeeded in integrating the aspect of ‘fun’ in the game experience. This also shows the importance of creating a fun game experience, even when the main purpose of the game is not entertainment but raising awareness about the topic of poverty. […] Affective Gaming, which refers to the attitudes towards being educated via a game, has a high mean score, which indicates that receiving education through a game is experienced positively.  […] Learning also has a relatively high score, meaning that pupils felt that they had learned something while playing the game. Vividness and Immersion scores are moderate. This could be due to the fact that the game was played in a class context and the absence of sounds and music.  […] Pupils who enjoyed playing PING had the feeling they had actually learned something. This shows that an enjoyable and ‘fun’ game experience results in a higher level of perceived learning.”

L’analyse des résultats a par ailleurs démontré que l’expérience avait été particulièrement positive pour les enfants qui avaient joué le jeu à domicile, un contexte qui, semble-t-il, renforce le degré d’amusement et d’identification au jeu. Ils ont également l’impression d’avoir appris davantage que leurs camarades qui ont fait la même expérience en classe. Explication proposée: “In a school context, the timeframe for play and the IT infrastructure are limited, which has a negative influence on the game experience.”

L’avis d’une professeur-pilote…

Fatima Ahallouch est jeune enseignante en socio-économie à l’Athénée royal Fernand Jacquemin de Comines. Elle fut l’un des enseignants francophones à participer à la phase bêta du projet PING. D’un point de vue pédagogique, elle a apprécié le jeu, l’estimant toutefois un peu trop générique (“mais il a été conçu pour une utilisation au niveau européen, donc de manière moins spécifique”). Les situations illustrées sont bien pensées, ni trop simplistes, ni trop complexes. La mise en situation a des effets très démonstratifs.”

Après avoir participé à la phase de test, Fatima Ahallouch, appuyée par sa direction, a utilisé le jeu PING en classe de 3ème et 4ème dans le cadre de son cours de socio-économie. “Le thème de la pauvreté était en effet au programme. Le jeu éducatif était à mes yeux un moyen plus concret d’aborder ce thème difficile. C’était d’autant plus intéressant qu’il est difficile de trouver d’autres ‘outils’ que des documents ou statistiques pour enseigner les sciences humaines. Le jeu, à lui seul, ne suffit évidemment pas mais il vient en introduction, en illustration ou en renforcement du cours. La mise en situation favorise l’assimilation de la problématique par les élèves. C’est quelque chose qui leur parle!” Même si cela dépend aussi de la catégorie d’âge. L’impact du jeu semble par exemple être plus manifeste à partir de la 5ème: “Ils perçoivent mieux les messages ou les situations qu’illustre le jeu. Ils ont déjà fait un stage. Certains sont déjà partis de chez eux et s’aperçoivent que les situations décrites ne sont parfois pas très éloignées de ce qu’ils connaissent, que la précarité est proche.”

Fatima Ahallouch n’utilise plus le jeu PING parce que la matière du programme a été modifiée mais elle se dit prête à recourir à des jeux sérieux pour parler d’autres sujets socio-économiques: “expliquer les débouchés de certains métiers, parler d’impôts, d’immigration… On est toujours limité à des documents, à des graphiques, parfois à des fascicules largement dépassés, où la devise est encore le franc belge! Les sujets rébarbatifs, tels l’initiation à la législation sociale, seraient plus compréhensibles avec des jeux éducatifs.”

Games @ School

L’utilisation du jeu sérieux en classe, voire même de jeux plus modestes, à classer dans la catégorie des jeux vidéo éducatifs, est un sujet qui rencontre encore non seulement nombre d’oppositions ou de réticences en Belgique mais qui pose aussi, de manière plus fondamentale, des défis d’approche et de mise en oeuvre. Et ils ne se limitent pas aux seuls registres de l’apprentissage ou de la démarche pédagogique. C’est pour toutes ces raisons qu’une équipe de chercheurs et de professeurs flamands s’est engagée dans un projet de recherche financé par l’IBBT.

Nom du projet: Games @ School (abréviation G@S). Sa durée: deux ans (il devrait se clôturer en janvier 2014). Son objectif: “développer une plate-forme ouverte de création aisée et de distribution de jeux éducatifs, générés par l’utilisateur.” L’utilisateur, en l’occurrence, étant l’enseignant. Le projet désire apporter de l’innovation dans quatre domaines: la création de contenu, la formulation de contenus adaptatifs, la compréhension des besoins de l’utilisateur, et la distribution des jeux.

Les créateurs visés étant des enseignants et éducateurs, compétents en termes pédagogiques mais nettement moins versés, pour la plupart, en IT et conception de logiciels, une attention toute particulière sera attachée à la conception d’outils de développement simples et efficaces qui devront par exemple inclure un “générateur supervisé” et une interface de création conviviale.

Le deuxième point – adaptabilité du contenu – est également perçu comme fondamental. “Les systèmes existants manquent de dynamisme pour opérer dans un environnement d’apprentissage aussi complexe que celui d’un jeu éducatif. En général, ils ne parviennent pas à s’adapter à des apprenants qui sont soit particulièrement brillants, soit en-dessous de la moyenne. Il s’agira dès lors de développer de nouveaux algorithmes d’adaptabilité et d’effectuer des tests de manière récurrente, en liaison avec des systèmes de feedback, afin de s’assurer que les apprenants individuels soient confrontés à un contenu d’apprentissage qui corresponde à leurs besoins.”

Le troisième axe de recherche est intimement lié au précédent puisqu’il concerne la compréhension des besoins spécifiques de l’utilisateur. Là aussi, le projet procédera par implication des utilisateurs dans la recherche et tests intensifs de prototypes en situation réelle.

Le quatrième volet du projet concerne la distribution des jeux et, plus particulièrement, ses aspects éducatifs (compatibilité avec les pratiques existantes, potentiel transmédia…) légaux (sécurité, protection de données, protection de la vie privée et de la propriété intellectuelle – notamment puisqu’il s’agit de “user generated content”) et commerciaux (offre de services, scénarios de rentabilisation…).

A découvrir également:

– le jeu Infinity, initié par Evoliris, qui évalue plusieurs pistes de déploiement

Play4Brains, un projet de Kluwer qui en est encore au stade de concept.