François Delpierre (Belle Productions): Le ‘serious game’? Un sérieux défi

Interview
Par · 23/06/2012

Le jeu sérieux, catégorie de jeu vidéo en plein essor, est l’un des axes identifiés, côté francophone du pays, pour générer innovations, emplois et nouvelles vocations. Le secteur est en effet considéré comme très porteur non seulement parce qu’il touche potentiellement à de multiples contextes d’utilisation (depuis la rééducation physique jusqu’à la sensibilisation à de multiples problématiques en passant par la gestion de compétences et de carrière ou l’e-learning) mais aussi parce qu’il est l’un des rouages d’un vaste écosystème où l’on retrouve aussi bien le cinéma d’animation que la réalité augmentée ou la TV connectée.

A l’occasion de l’édition 2012 du salon SeriousGames.be, nous avons dès lors rencontré François Delpierre, directeur artistique de Belle Productions et par ailleurs membre actif de la “grappe” Jeux Sérieux, communauté virtuelle constituée des principaux acteurs francophones de ce secteur, née à l’initiative du cluster TWIST et de l’Infopole Cluster TIC.

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Cette interview est un prélude au dossier que nous publions dans Régional-IT dès ce mercredi et où vous pourrez découvrir de multiples aspects de ce secteur des jeux sérieux. Non seulement un positionnement du secteur mais aussi la manière dont il convainc- ou tente de convaincre- des secteurs d’activités tels la formation professionnelle, les soins de santé ou l’enseignement. Au programme de ce dossier, notamment: un projet Kluwer, 10 mois d’expérience sur le terrain chez Belgacom, la sensibilisation aux métiers ICT avec Evoliris ou avec le jeu “Sauver Ada”, les promesses du jeu pour la réhabilitation motrice ou cognitive, avec plusieurs projets à l’ULB, notamment. Il y sera aussi question de convergence avec le cinéma et d’advergame.

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Régional-IT: Où en est le marché du jeu sérieux en Belgique? N’est-il encore que naissant ou un écosystème se met-il en place? Et comment peut-on comparer la situation locale avec ce qui se fait dans d’autres pays?

François Delpierre: Le marché existe depuis trois ans. En tout cas, c’est le moment où il est devenu visible. Il s’appuie sur le marché du jeux éducatif pour enfants qui existait depuis 20 ans mais qui s’est effondré. Depuis toujours, on fait donc du jeu “sérieux”, qui apprend, mais sans l’appeler comme tel. Quand le secteur du jeu est devenu adolescent, on a connu les jeux violents, brutaux, provocateurs. Mais l’évolution était en marche. Aujourd’hui, ces enfants qui ont connu ces jeux éducatifs, ont continué à jouer pendant leur adolescence, ont fait leurs études- médecine, droit, études techniques…-, sont devenus chefs d’entreprise et se sont rendus compte qu’ils avaient appris plein de choses avec le jeu, que c’était plus sympa… Aujourd’hui, c’est leur mode de communication, qui n’est plus linéaire. Ils ne se retrouvent donc pas dans les catalogues, dans la manière dont la communication fonctionne.

En Belgique, le jeu vidéo n’a jamais été une culture. Contrairement à la BD, au cinéma d’animation. La faute à pas de chance mais aussi parce que quand le cinéma s’est ouvert à des aides importantes du genre Tax Shelter, le jeu a été oublié. En France, par contre, cinéma d’animation et jeu ont été et sont restés liés, permettant un développement dans divers bassins français (Pas-de-Calais, Paris, Lyon, Nîmes, Montpellier, Toulouse). Et cela parce que l’industrie a fortement été aidée par le crédit d’impôt. Même chose au Canada, au Québec qui a attiré les gros studios mondiaux en faisant du très gros crédit d’impôt. A tel point qu’aujourd’hui, en France, grâce aux aides, un employé coûte en gros 20% moins cher qu’en Belgique, et au Québec, 40% moins cher.

Le blocage se situe au niveau du Ministère de la Communauté française. Par contre, tant au niveau de la Wallonie, de Bruxelles que de la Flandre, l’économie y pense. Le Ministre Jean-Claude Marcourt et les clusters [TWIST et Infopole Cluster TIC] supportent pleinement la grappe Serious Games. Autre frein: l’absence d’un gros éditeur installé localement [comme l’est Ubisoft en France]. Il n’y a pas de raison puisqu’on est plus cher…

Les conditions d’un décollage sont-elles malgré tout présentes en Belgique?

On a des écoles et des formations de très grande qualité. Ce dont on a le plus besoin ce sont des programmeurs, des techniciens en animation 3D et des raconteurs d’histoires. Ce sont les trois principaux ingrédients du secteur du jeu.

Jusqu’il y a peu, soit ils trouvaient du travail dans les studios d’animation, s’il y en avait, soit ils partaient à l’étranger. Depuis 3 ans, depuis qu’on sort du bois grâce aux clusters et à la conférence SeriousGame.be, on constate une montée importante des projets mais ce n’est pas encore l’explosion de nouvelles sociétés. Nous rêvons de donner envie à 10, 20 ou 30 sociétés qui démarrent avec des jeunes passionnés par le jeu. Il y en a mais ils n’osent pas. Parce qu’on est en période de crise, qu’il y a des coupes claires dans la publicité, le culturel, dans tout ce qui est considéré comme inutile. Parce qu’il n’y a pas d’aide, parce que les crédits manquent et parce que les banques se sont écroulées… Si on n’a pas, comme pour le cinéma, une aide massive de la part des pouvoirs publics pour créer et permettre à une dizaine de sociétés – très prochainement – de se mettre sur les rails, de les financer, de les aider fortement dans un premier temps, le secteur n’existera pas en Wallonie, ou en Belgique. Si on l’aide, ce secteur est hyper-rentable. Bien plus que le cinéma. Au niveau mondial, ce secteur économique dépasse en chiffre d’affaires la musique et le cinéma réunis. Imaginez-vous! Il y a donc un potentiel mais on ne peut pas démarrer de rien. Pour faire un jeu de grande qualité pour large diffusion, en magasin et via téléchargements, comme il s’en lance en France ou aux Etats-Unis, il faut 10 à 20 millions d’euros. C’est comme un film. En Belgique, comme on n’a ni le Tax Shelter, ni le crédit d’impôt, personne ne va investir dans un projet qui coûterait 20 ou 40% plus cher qu’en France ou au Canada. Alors même qu’on a les personnes, le foisonnement d’idées, de créatifs, de scénaristes, mais ils partent travailler chez Pixar, chez Disney. Nombre d’étudiants de la Cambre partent par exemple vers Pixar. La Wallonie l’a compris. Le fédéral – et la Communauté française en particulier – ne l’a pas encore compris.

Comment jugez-vous l’utilisation qui est faite des jeux sérieux dans l’e-learning?

En formation et dans l’enseignement, l’image est encore souvent considérée comme secondaire. Ce secteur demeure marqué par un côté très technique, très théorique, qui est d’ailleurs à l’origine de l’échec de l’e-learning depuis 15 ans.

“La culture peut aussi être rentable, économique, créer de l’emploi. Et on n’est pas obligé de rester de petits moines dans une cave pour faire de la qualité.”

Tout simplement parce qu’il n’est pas sexy, pas amusant. Cela ne marche pas parce qu’il n’y a pas d’addiction. Ce qui fait par exemple le succès d’un film, d’un livre, d’une pièce de théâtre, c’est son caractère accrocheur.

Ce qui permet à un jeu de fonctionner, de plaire, det permettre l’apprentissage, c’est la bonne addiction. Il faut comprendre que c’est le plaisir qui fait que les gens recommencent… La génération d’aujourd’hui le comprend. Le jour où l’enseignement et l’e-learning auront compris que c’est ce plaisir, cette dopamine qui provoquent cette envie de recommencer et d’encore apprendre, le jour où  on se dépoussiérera de l’idée qu’il faut souffrir pour apprendre, on aura fait un pas de géant.

L’e-learning découvre le jeu sérieux comme si c’était quelque chose de nouveau. Mais il s’y lance sans s’appuyer sur des connaissances, ni celles de l’écriture ludique, ni celles de l’écriture du dessin animé, ni celles du plaisir.

L’objectif est de faire rentrer une matière dans la tête des étudiants. Mais les acteurs de l’e-learning n’utilisent pas les bonnes ficelles, contrairement aux sociétés de jeux qui viennent du ludique et du jeu éducatif. Leur métier, depuis toujours, est de raconter une histoire, de la rendre addictive, avec de belles images. Si la finalité est de faire apprendre, ce n’est pas un problème: il suffit d’ajouter de la matière.

De nombreuses sociétés – Orange, Thalès… – ont déjà compris l’intérêt du jeu sérieux. Elle ont compris qu’ayant en leur sein des employés de 20 ou 30 ans, appartenant à la génération Y ou des “digital natives”, il n’était pas question de leur proposer de l’e-learning chiant, de leur donner des bouquins ou des formations en présentiel, et qu’ils apprendront en jouant. Chez nous, on ne l’a pas encore compris.

Peut-on faire du ludique et de l’addictif à faible coût? Le problème de l’e-learning n’est-il pas de vouloir concurrencer les méthodes existantes sans pour autant alourdir la facture et, ce faisant, de se limiter en effet à des solutions qui ne sont pas très originales?

La différence entre un bon dessin et un mauvais dessin, c’est le dessinateur. Je dirais donc non. Il faut choisir un talent, créer une histoire, des personnages… Le jeu bon marché sera peut-être plus court mais il y a moyen de faire un jeu avec le budget dont on dispose. Bien entendu, on ne pourra pas faire apprendre toutes les mathématiques des humanités au travers d’un jeu à 25.000 euros. Nous partons du principe que ce sont des jeux de sensibilisation. Il reste de toute façon des matières où l’apprentissage – par coeur – demeure nécessaire. Un médecin ne fera pas toutes ses études de médecine en jouant. Mais ont peut donner l’envie d’apprendre une matière par le jeu, faire découvrir à des jeunes que la physique est importante et passionnante, aux jeunes filles que l’ICT est passionnante et qu’elles y ont toute leur place. Il est certain qu’on ne va pas apprendre la philo en jouant mais on peut attirer les jeunes vers la philo en jouant, leur donner l’envie de découvrir qui est Platon ou Michel Onfray. Et cela, peu de gens l’ont compris. Il faut l’utiliser à bon escient.

Tout comme la BD n’a pas remplacé la littérature, ou la télévision le cinéma, le jeu sérieux est un outil complémentaire. Cela va se stabiliser et on saura quelle est la place du jeu dans le serious game.

En quoi le secteur du jeu sérieux est-il un marché porteur?

Ce que certains ont déjà compris, c’est que ce secteur d’activités va permettre de créer beaucoup de petites sociétés de création et d’informatique: des producteurs de consoles, des acteurs dans le monde des smart phones, des nouveaux supports, des effets spéciaux, des sociétés qui gèrent les serveurs à l’échelle internationale, des vendeurs d’espace pour aller sur Facebook… Une fois que le secteur aura démarré, il y aura beaucoup de création d’emplois. A l’image du secteur automobile où un constructeur attire une noria de sous-traitants.

Un mouvement est en train de se faire jour pour tisser un lien avec le monde du cinéma, pour se fédérer avec ce qui se fait en Flandre, pour convaincre le nouveau ministre des finances de poursuivre au cinéma le Tax Shelter et l’ouvrir au jeu vidéo et à toutes les industries graphiques, multimédia. Cela fera alors moins peur parce que le jeu fait encore peur en Wallonie, en Belgique. Lorsque nous aurons ce Tax Shelter, nous serons sur un pied d’égalité avec la France et le Canada. De jeunes industries pourront venir s’installer.

Un budget de 800.000 euros qui n’était plus utilisé depuis quelque temps a été confié [en 2011] à Wallimage pour promouvoir l’usage du multimédia au service du cinéma- ce qu’on appelle le transmédia et le crossmédia. Notamment la promotion pré- et post-production d’un film via des supports et canaux nouveaux: réseaux sociaux, jeux, smart phones, tablettes, adaptations personnelles de séquences, communautés… Ce budget va permettre aux acteurs du jeu sérieux de participer à ce genre de choses.

Un autre aspect majeur n’est autre que l’avenir de la TV connectée. Wii et Kinect nous amènent vers cette prochaine révolution. La TV connectée proposera de l’info, des films, des réseaux sociaux mais aussi tous les jeux téléchargeables, les cursus et formations en téléchargement. On a là un travail énorme à faire. Il est urgent de se positionner. Il est urgent que nos pouvoirs publics aident massivement le secteur pour donner envie à des jeunes qui sortent des écoles à créer une industrie. Histoire de prendre le train en marche parce que la TV connectée va donner du boulot à tous ces studios. Et c’est mieux s’ils étaient encore en Belgique.

En termes de ressources humaines et de compétences, dispose-t-on localement de tous les ingrédients nécessaires? Toute la gamme des compétences est-elle couverte?

Oui et pour l’instant c’est suffisant. Tout est couvert mais en petites quantités. En France, on ouvre des sections de jeu vidéo tous les ans dans toutes les universités: programmation, game design, game play, scénaristes de l’histoire ou du scénario, scénaristes du jeu…

“Jeu sérieux n’est rien d’autre qu’un terme utile pour convaincre ceux qui dénigrent le jeu vidéo. On est obligé d’utiliser ce terme sinon on n’existe pas.”

Ce qui manque le plus dans la formation en Belgique, c’est le game play et le game design. Albert Jacquard [institut namurois enseignant le multimédia], avec de petits moyens, tente d’y remédier. Mais il faut savoir que les compétences en game play et en game design viennent souvent de joueurs confirmés qui ont appris à écrire, à penser dans ce langage-là. Je ne suis pas certain que des écoles spécialisées dans ces matières soient nécessaires. Un bon dessinateur se forme lui-même. C’est le temps qu’on se donne qui compte. La pratique, pas l’apprentissage, hormis quelques techniques. Cela ne s’apprend pas. Ou on est bon ou on n’est pas bon.

Quid de la programmation? Les cursus procurent-ils les débouchés nécessaires?

Sans aucun problème. C’est comme d’apprendre la musique, peu importe l’instrument dont on jouera… On parle ici de C++, de langages qui doivent encore venir. Ces filières existent aujourd’hui. Les programmeurs peuvent sortir de n’importe quelle haute école. Du moment qu’ils suivent une formation à la 3D.

Un secteur du jeu sérieux, plus restreint donc que le secteur du jeu vidéo au sens large, n’est-il pas viable en Belgique, en Wallonie?

Non, parce que ce sont les mêmes sociétés. Si on veut avoir la qualité, il faut pouvoir compter sur les talents. Chez nous, par exemple, les jeunes sont des passionnés de jeux vidéo qui mettent leurs talents de créatifs au service du jeu vidéo sérieux. Il faut attirer, appâter l’enfant avec une technique de jeu, une qualité proche de celle qu’il a sur sa console.

Quel impact le fonctionnement en cluster ou la création d’une “grappe” ont-ils eu pour vous ou pour le jeu sérieux en général?

Le fait de sortir du bois, en participant aux réunions et missions à l’étranger des clusters [TWIST et Infopole Cluster TIC], a permis à de petits acteurs locaux de prendre de l’amplitude. Auparavant, le principal client de Belle Productions, par exemple, était à Paris et nous n’avions aucune existence sur la Belgique. Ces missions nous ont permis de découvrir tout l’écosystème qui s’est mis en place, par exemple, en France, depuis le Nord-Pas-de-Calais jusqu’à Montpellier. Toute une région où l’on rencontre de nombreuses associations de sociétés de jeux. En France, notamment grâce à des sociétés telle Ubisoft qui existe depuis 30 ans, le secteur est nettement plus développé, de même que l’ouverture d’esprit, en ce compris en milieu scolaire. Contrairement à la Belgique où le jeu vidéo n’est encore perçu que comme quelque chose de violent, de dangereux.

Pour le travail d’évangélisation, pour convaincre, pour décrocher des aides, pour gagner des contrats, on a tout intérêt à faire front commun. C’est la raison pour laquelle Belle Productions et Fishing Cactus se retrouvent souvent ensemble dans les mêmes milieux.

Une grappe a été créée. C’est une bonne chose. Si seulement on pouvait créer une Silicon Valley pour tout ce domaine du multimédia! Avec des aides réelles, non pas des aides remboursables à trois ans, mais des aides à long terme, qui investissent vraiment dans l’inventivité wallonne…

La DG06 [Région wallonne] propose des aides au développement. On en aura encore besoin.

On est en train de réfléchir aux besoins. On devrait les déterminer en comité, entre 5 ou 6 sociétés et le cluster.

Le multimédia et le jeu vidéo en particulier n’ont pas encore décroché l’appellation de “10ème art”.

Quand on sera considéré comme un art et qu’on l’étudiera dans les écoles artistiques et non plus dans les écoles techniques, on aura gagné.